Chronique "Un saut dans la loi", diffusée dans la Fabrique de l'histoire sur France Culture, le 26 septembre 2014.
Au milieu du mois, la SNCF et Réseau ferré de France étaient mis en examen pour homicides et blessures involontaires, suite à la catastrophe ferroviaire de Brétigny. Elle avait fait, le 12 juillet 2013, sept morts et des dizaines de blessés. En cause : le basculement d'une éclisse et les règles de maintenance en général. L'occasion de nous pencher sur la loi du 15 juillet 1845 et la police des chemins de fer.
Bon, pour commencer, je ne voudrais pas laisser certains d'entre vous dans l'ignorance. Une éclisse, c'est une sorte d'agrafe métallique reliant deux rails. Et au XIXe siècle, c'est une pièce que l'on bichonne, à tel point que l'historien Georges Ribeill est catégorique : un accident comme celui de Brétigny était impensable à l'époque. Preuve à l'appui : les éclisses, d'abord adoptées par les compagnies du Nord et du Paris-Orléans, sont scrupuleusement vérifiées par le cantonnier. Lors de ses tournées sans cesse réitérées, il veille à leur serrage. L'inspecteur du Paris-Orléans (le PO pour les intimes), Henri Salin, dans son « Manuel pratique des poseurs de voies », donne dans le moindre détail des instructions pour l'opération de l'éclissage de la voie. Et sachez que son livre, paru en 1875, et bien, on se l'arrache.
Il faut dire que nous sommes en pleine fièvre ferroviaire à ce moment-là. Une ferveur qui s'accompagne aussi d'une certaine terreur, ne le cachons pas. Et pour cause : quelques années plus tôt, la première grande catastrophe ferroviaire a défrayé la chronique. Le 8 mai 1842, un train venant de Versailles et à destination de Paris déraille dans la tranchée de Bellevue à Meudon. Ce déraillement est suivi d'un chevauchement des voitures de tête puis d'un incendie. L'accident fait 55 morts, certains en évoqueront 200, dont l'explorateur Jules Dumont d'Urville et sa famille. Et ce dimanche-là, c'est la fête du roi Louis-Philippe dans le parc de Versailles et donc le train de 17h30 pour Paris est bondé, quelque 770 passagers sont à bord. A l'entrée de Meudon, alors que le train roule à 40 km heure, un des essieux de sa locomotive de tête se brise et c'est le déraillement. Les voitures en bois prennent feu et les passagers ne peuvent en sortir. Elles sont fermées à clé de l'extérieur par mesure de sécurité, pense-t-on.
Bref, c'est l'horreur de la machine à vapeur que relaie les journaux. Une vaste campagne de presse contre les dangers du chemin de fer naissant est déclenchée. Lamartine déclare à la Chambre des députés que « la civilisation est aussi un champ de bataille pour la conquête et l'avancement de tous ». Alfred de Vigny évoque quant à lui dans « La maison du berger », « le sacrifice horrible fait à l'industrie ».
Si un procès s'ouvre en novembre 1842 contre les administrateurs de la Compagnie, ils seront dédouanés. La catastrophe est exclusivement imputable à la force majeure.
Mais bon, comme me le disait le passionné et passionnant Georges Ribeill, toute catastrophe donne lieu à un nouveau règlement qui corrige les erreurs du passé. Une première loi du 11 juin 1842 prévoit dans son article 9 que, je cite, « des règlements d’indemnisation publique détermineront les mesures nécessaires pour garantir la police, la sûreté, l'usage et la conservation des chemins de fer et leur dépendance ». Mais cette loi est là avant tout pour définir le schéma du réseau ferroviaire en étoile centrée sur Paris, connu sous le nom d'« étoile de Legrand », du nom du directeur général des Ponts et chaussées et des Mines de l'époque.
En fait, il faudra attendre la loi du 11 juillet 1845 sur la police des chemins de fer pour que des règles précises soient déclinées en 27 articles. Une ordonnance de police de 1846 rassemblant cette fois plus de 80 articles mettra cette loi en pratique. Plus question d'avoir des locos avec deux essieux, ni des voitures fermées de l'extérieur. Mais les directives vont bien plus loin, l'Etat entend tout régenter y compris la largeur des chaises, ce qui irrite au plus au point les compagnies de chemins de fer en plein essor. Mais après Meudon, il faut rassurer le client comme le boursicotier...
Je ne vais pas vous énumérer toutes règles édictées mais sachez que l'idée centrale est de surveiller chaque bout de voie ferrée. Dans son article « Aiguilles, éclisses et boulons », paru en avril dans « Historail », Georges Ribeill illustre ce souci de surveillance en prenant l'exemple des instructions données aux aiguilleurs en juin 1855 de la Compagnie de l'Est. Tout comme le chef cantonnier et sa brigade, entendez quatre ouvriers et un chef, ont la charge de l'entretien et de la surveillance d'un canton attitré, composé de quelques kilomètres de voies. Après chaque passage d'un train, l'aiguilleur doit vérifier de visu le bon état des installations, avec une boîte à outils scrupuleusement détaillée. Pas question qu'il y manque le marteau chasse-coins, la ratissoire et les deux ciseaux à froid. Le règlement est strict et énonce en 21 articles les règles du métier. Impensable donc à cette époque qu'une éclisse soit mal placée.
Mais bon, il y avait moins de passages de trains et plus de cantonniers.
On peut donc lire le dernier article de Georges Ribeill, « Aiguilles, éclisses et boulons », paru en avril dans « Historail » et bien évidemment « La révolution ferroviaire. La formation des compagnies de chemins de fer en France, 1823-1870 », paru chez Belin en 1993.