Loi de 1976 contre le tabagisme
Chronique "Un saut dans la loi", diffusée dans La Fabrique de l'histoire sur France Culture, le 20 décembre 2013
Le 12 décembre, le ministre du Budget, Bernard Cazeneuve, a confirmé que le paquet de cigarettes augmenterait de 20 centimes début janvier. Cette nouvelle hausse, la troisième en quinze mois, a toujours pour objectif de faire diminuer la consommation. C’est l’occasion de revenir sur la loi du 9 juillet 1976 qui marqua le début de la lutte contre le tabagisme.
Et oui avant cette date, l'Etat n'intervient pas pour mettre en garde contre les dangers du tabac. Il distribue des troupes aux appelés qui ont eu pour héros des gros fumeurs à la Lucky Luke ou Popeye. C'était le temps où l'on pouvait s'en griller une absolument partout, dans l'avion, le métro, au cinéma ou au travail. Rappelez-vous des plateaux télé enfumés, des « Dossiers de l'écran » au « Grand Echiquier ». Et pourtant, la nocivité du tabac était déjà bien connue. Comme me le rappelait l'historien Eric Godeau, auteur d'une thèse sur « Le tabac en France », dès 1950, des professeurs anglais révèlent l’existence de liens directs entre la consommation de tabac et le cancer de la langue ou des poumons. Dès lors, des rapports se multiplient qui énumèrent les méfaits de la cigarette, mais la consommation ne baisse pas pour autant. Au contraire, en France, cette dernière a presque doublé entre 1950 et 1976, passant de 62000 à 102000 tonnes de tabac par an. Une hausse liée notamment au fait que les jeunes et les femmes se mettent davantage à fumer. Géré par le Service d’exploitation industrielle des tabacs et des allumettes (le Seita), lié au ministère de l’Économie, le marché du tabac est une manne pour l'État, représentant entre 3 et 5% de ses recettes. L’abus du tabac est certes réputé dangereux, mais aucune mesure n’est prise malgré les avis scientifiques. Dans les années 70, la situation commence à changer à mesure que les mises en garde deviennent plus insistantes. En 1971, l'Organisation mondiale de la santé propose aux États membres un programme de lutte contre le tabac, avec des recommandations pour restreindre son usage dans les lieux publics et en limiter la publicité. Quatre ans plus tard, l'OMS organise une conférence mondiale sur « Santé et tabac » à New York qui réitère ces directives. Sur le plan national, l'Académie de médecine recommande dès 1972 une série de mesures contre le tabagisme. De leurs côtés, les associations anti-tabac, dont certaines sont très anciennes, comme le Comité national contre le tabagisme (le CNCT), créé en 1868, montent davantage au créneau. Dès septembre 1970, dans son bulletin « Tabac et santé », le CNCT assimile le tabac à une drogue contre laquelle, il faut lutter. L'association est reconnue d’utilité publique en 1977, preuve que le problème est pris au sérieux. C’est dans ce contexte qu’un projet de loi est déposé à l’Assemblée nationale pour interdire la publicité en faveur du tabac, sans rencontrer de réelles oppositions. Enfin, avant même que le texte soit examiné, le Seita fait tout de même pression dès janvier 1975 sur le ministère des Finances pour faire barrage à la future loi. Mais Simone Veil, ministre de la Santé, tient bon, soutenue par le président Valéry Giscard d’Estaing. Il faut dire que le contexte s’y prête : les Français se soucient de plus en plus de ce qu’ils mangent ou boivent, la figure du sportif est célébrée, l’idée de mener une vie saine fait son chemin. Et donc les Français sont demandeurs d'une telle loi. Un sondage de la Sofres, effectué en décembre 1974, révèle ainsi que 70 % des personnes interrogées se déclarent favorables à l'interdiction de toute publicité et 83 % à l'extension de l'interdiction de fumer dans les lieux publics. La loi est rapidement adoptée, le 9 juillet 1976, sans avoir fait réellement débat. Elle interdit la publicité en faveur du tabac dans la presse, à la télé, à la radio ou sur les affiches, impose la mention « Abus dangereux » sur les paquets de cigarettes et prévoit des campagnes de sensibilisation contre le tabagisme dans les écoles et à l’armée.
Une loi somme toute assez modérée, qui s’inscrit dans une démarche pédagogique et de dialogue, comme le souligne Eric Godeau. Nous ne sommes pas encore dans la stigmatisation du fumeur ; on souligne les dangers de l’abus du tabac mais on est encore loin du « fumer tue ». Si des décrets en 1977 commencent à interdire de fumer dans les écoles et les hôpitaux, les restrictions restent très limitées. Mal appliquée, la loi de 1976 est aussi contournée par des publicités indirectes. Entre 1976 et 1978, le Seita réalise ainsi 92 millions de pochettes d'allumettes à l’effigie des Gitanes et des Gauloises.Les publicités pour les marques de cigarettes continuent à fleurir lors des grands événements sportifs comme le rallye Dakar ou les coupes du monde de football, malgré les procès intentés par les associations anti-tabac. En fait, si la loi de 1976 donne le coup d’envoi de la lutte contre le tabagisme en France, il faudra véritablement attendre la loi Evin de 1991 pour qu’une véritable guerre au tabac et aux fumeurs soit déclarée.
On peut lire d'Eric Godeau « Le tabac en France de 1940 à nos jours : histoire d'un marché », paru en 2008, au Presses universitaires Paris Sorbonne et lire son article « Comment le tabac est-il devenu une drogue ? », dans la revue « Vingtième siècle », consultable en ligne.