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Billet de blog 6 novembre 2015

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Billet du jour : Et le vent

Il pleut et il y a le vent, le vent qui souffle. Ici aucun panneau. Il faut le trouver le chemin des Dunes. Et d'un coup on y est sans rien y comprendre.

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Il pleut et il y a le vent, le vent qui souffle. Ici aucun panneau. Il faut le trouver le chemin des Dunes. Et d'un coup on y est sans rien y comprendre.

Bientôt peut-être on ne pourra plus accéder à la jungle de Calais. Ce matin (06 novembre) les associations ont reçus "une proposition" de la préfecture leur demandant de s'identifier. Depuis quelques temps déjà ce sont les véhicules qu'on a commencé à identifier. Maintenant le tour des personnes va sûrement venir. De jungle, le ghetto risque de se transformer en camp inaccessible.

Pour l'instant on peut encore y circuler librement, qu'on y habite ou qu'on vienne de l'extérieur. Pour ceux qui y habitent le terme liberté il faut l'écrire vite.

Dans les rues de Calais on les reconnait à leur vélo. Pour les habitants de la jungle le bien le plus précieux est le vélo. On trouve des magasins de réparation mais aussi des endroits où grâce à une dynamo reliée à un vélo sur lequel quelqu'un pédale on peut charger des téléphones portables. L'électricité est un bien précieux. Comme l'eau qu'on transporte aussi à vélo. Tout est rare sauf le vent qui souffle.

Ici ce n'est pas une jungle qu'on trouve mais une vraie ville. Avec ses quartiers, ses commerces, ses restaurants, sa mosquée, sa clinique médicale. Tout est régi par une espèce de loi invisible. Les gens se côtoient, se connaissent pour la plupart. Les tentes fleurissent dans la boue un peu partout. Il y a la tente pour la cuisine et celle pour dormir. Elle se soulèvent comme un seul corps quand le vent souffle, souffle et souffle. Les tentes respirent. Elle sont vivantes.

La jungle de Calais n'est pas très différente d'un ghetto classique sauf qu'ici il s'étend encore et encore. Il n'y a pas l'ombre d'un uniforme quelconque à l'intérieur. Quelques cars de CRS sont postés à l'extérieur. Le quartier des femmes est à l'écart, elles sont dans des containers aménagés. Leur maris, frères ou enfants adolescents ne peuvent pas les accompagner. Ici elles sont loin des hommes. Elles représentent à peu près 10% des habitants de la jungle. Au total il y a environ 6.000 personnes, la taille d'une petite ville. 13 nationalités se côtoient : Syriens, Erythréen, Soudanais, Irakiens, etc... De plus en plus d'Irakiens me dit-on, ils viennent là où le vent les porte.

Si vous interrogez les personnes vous allez trouver ces histoires de la misère, devenue si ordinaire : guerre, enfants, frères ou sœurs, parents morts, pauvreté, chômage, familles restées au pays, défaut de soins et de médicaments dans le pays d'origine, défaut d'écoles, etc... Ces histoires on les trouve ici et ailleurs, hier et aujourd'hui.

Suliman vient du Soudan. Il a 30 ans. Suliman parle un peu anglais. Il offre le café. C'est une femme qui le prépare.

Pas la sienne. La sienne elle est restée au pays avec leurs 5 enfants, 2 filles et 3 garçons. Son frère est mort à 11 ans. Le vent chuchote des histoires identiques devant chaque personne. Écoute le tu entendras cet écho infini qu'il porte.

A coté de Suliman, on retrouve Bernard. Bernard a 62 ans, il est gérant d'une petite entreprise de pose de fenêtres. Il habite à Nevers et depuis le début de l'année il fait la route une fois par mois jusqu'ici. Il y reste à peu près une semaine à chaque fois et dors dans la fourgonnette garée dans la jungle. Il y a des amis. Même qu'ils vont au restaurant de la jungle ensemble. La vie reprend ses droits. Depuis la photo du jeune Aylan de plus en plus d'anglais viennent faire du bénévolat. Du coté français ça n'a pas trop bougé. Le vent, toujours le vent, qui pousse certains à franchir la Manche alors que d'autres meurent en Méditerranée.

Bernard, il a les yeux aussi bleus que la bâche qui recouvre la cuisine de Suliman.

Quand on lève la tête on aperçois des branches avec quelques feuilles. À mes pieds il y a un arbre qui soutient le tout. Le sol c'est la boue. Et puis il y a toujours le vent, le vent qui souffle dans les bâches. Le bruit du vent vous enserre la tête. Plus personne ne l'entend. Il résonne, il soulève, il agite, il ploie les dos sous sa force. On sent le souffle de la mer, si proche et si loin à la fois. On pourrait être partout dans le monde, au final on n'est nulle part.

Il y a des distributions de nourriture un peu partout grâce aux associations. Il y a même des étudiants de l'Essec Paris venus en stage ici, pendant 1 mois. Il y a de la solidarité et puis il y a de la singularité comme cet artiste réfugié qui n'est pas là aujourd'hui car il est parti exposer à Paris. Alors pour changer on trouverait facilement des jolies histoires à conter mais je n'ai pas envie de me raconter d'histoires. Je reste muette. Et toujours ce vent qui souffle, qui souffle et cet univers qui est là, un tout petit monde qui se crée et qui se recrée à l'infini. Et la guerre, et la mort, et la faim, et l'amour, et l'espoir et le vent, toujours le vent.

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