Il y a des années comme celle-ci où l'on sait que tout a changé, que rien ne sera plus comme avant. Une fracture s'est installée et l'on sent au fond de soi que rien ne la comblera, même pas le temps, encore moins le temps. Bien entendu on pense d'abord aux familles des victimes qui jamais ne pourront oublier la perte de l'être cher.
Et puis viens ensuite "nous", c'est-à-dire tous les autres ceux qui n'ont pas perdu quelqu'un directement ou tout du moins pas de manière physique. Mais les "nous", nous avons laissé quelque part dans cette histoire beaucoup de nos illusions. Nous avons appris, parfois avec stupeur et effroi, parfois avec joie à connaître son voisin, ami, collègue ou cousin.
Comme toute situation dramatique les natures se révèlent. Des personnes qu'on côtoie depuis des années osent parler de leur délire conspirationniste : se voir envahir par une horde de musulmans qui veut purifier la terre. D'autres encore étalent leur racisme au grand jour. Certains grands idéologues se montrent plus couards le jour où il faut allier paroles et actes. A contrario certains de nature discrète révèlent un profond altruisme et une force de caractère insoupçonnés auparavant. D'autres décident enfin de s'engager positivement. D'un coup les masques tombent. On découvre à travers l'horreur les personnes qui vous font face.
Les gens n'existent plus uniquement par le prisme de leur apparence sociale. La peur, le désir de vengeance peuvent faire revêtir les pires aspects à l'être humain. Jusqu'à maintenant on savait plus ou moins tenir des limites. Nous savions que tel collègue ou ami n'était pas d'accord avec notre vision. En règle générale, soit on évitait les sujets conflictuels soit on en débattait gentiment, ça se réglait autour d'une bière et puis voilà.
Les attentats du 13 novembre loin de nous unir ont tracé des lignes entre nous tous. Ces lignes sont visibles et formalisées. Elles ne s'effacent pas, elles ne sont pas tracées à la craie.
La première ligne c'est François Hollande au Congrès qui l'a mise en place. Il a défini, en faisant sienne une proposition du Front National, qu'il y aura des français pour toujours et des français en sursis. En acceptant de pouvoir déchoir de la nationalité française les binationaux, on a définitivement enterré le principe d'égalité. La France, par cet acte, renvoie un message fort à tous ceux qui sont binationaux : vous ne serez jamais totalement français si vous ne reniez pas l'autre partie de vous. Vous pouvez être français de génération en génération et avoir gardé une autre nationalité pour des raisons personnelles ou pratiques (propriété héritée dans le pays d'origine par exemple, etc...). Vous vous retrouvez d'un coup remis en question dans votre "francitude" parce que quelques individus fanatiques et criminels existent sur cette terre.
Cette première mesure est à déplorer. Elle remet beaucoup de choses en question, beaucoup de travail, celui qu'on peut faire auprès des jeunes et leur expliquer qu'ils peuvent être fiers à la fois de leur origine et d'être français, que ce n'est pas incompatible, qu'ils ont la chance de ne pas devoir faire un choix, que leur double culture est une force pour la France. Tout ce discours qui faisait du bien aux jeunes est foutu. Tout ce discours qui leur permettait de se dire qu'ils avaient des choses à apporter à la France, qui leur faisait relever la tête est détruit. Et maintenant je leur dis quoi ? Que la France, si tu es cassé, te jette à la poubelle ? Cette ligne est définitivement une ligne tracée entre les français.
La deuxième ligne c'est bien évidemment d'avoir décidé d'engager la France dans une guerre imposée. Ce n'est pas en exaltant le nationalisme ou le patriotisme que la France sera unie. Ce ne sont pas les valeurs que veulent la majorité des français malgré les pseudos sondages favorables. 40% de côte de popularité ? Mais que disent donc les 60 autres % ?
Cette guerre, à durée indéfinie, à résultat plus qu'incertain, ne fait que créer une ligne de démarcation, une ligne d'incompréhension entre français. Nous avons vu nos collègues ou nos voisins parfois nos amis tenir des discours guerriers. La nausée nous monte aux lèvres. Nous sommes nombreux à avoir entendu de la part de personnes bien sous tous rapports (en apparence) des discours de haine, des discours de mort, des discours racistes et dégueulasses, oui dégueulasses, il est dur de trouver un mot plus distingué pour nommer cela. Les mots "dégueulasse", "connard" ou "imbécile" choquent aujourd'hui plus que de dire « L'Islam c'est quand même pas une religion de paix, les musulmans ils sont pas comme nous, etc, etc, etc. ». Le coté feutré de notre pays n'efface pas la violence des propos tenus, c'est une violence raffinée, les mots sortent des bouches où les dents sont bien alignées et les lèvres peinturlurées. Et pourtant...
Si nous avons le malheur de refuser la politique imposée par ce gouvernement nous devenons des islamo-gauchistes ou je ne sais quel autre sobriquet injurieux. Nous sommes donc des mauvais français. Nous avons beau exposer des arguments, les convictions sont telles que c'en est effrayant. La ligne est là, maintenant entre nous : les bons français va-t-en guerre et les autres, les traîtres à la Nation. Ici il n'y a plus de place à la discussion, c'est viscéral. Fini le temps où l'on pouvait boire un verre et en discuter de manière calme.
Ce que je sais c'est que ces lignes n'en sont qu'à leur début. Des nouvelles vont en découler. Les dégâts occasionnés sur notre société vont perdurer au-delà des événements. Cette année j'ai appris que je ne connaissais pas vraiment mon voisin ni mon collègue. Cette année j'ai appris que les masques pouvaient tomber très vite, que tout n'est que façade et que cette façade était déjà bien fissurée. L'amertume est telle que nous savons au fond de nous que jamais plus nous ne pourrons regarder, travailler ou faire avec certaines personnes. L'inaudible a été entendu. Alors on vire de son téléphone, on bloque sur Facebook, on fait comme on peut, on se tourne vers les autres que l'on a découvert et qui nous panse le cœur.
Cette année j'ai aussi découvert des courages et des intelligences. Cette année j'ai appris que mon voisin ou mon collègue avait plus à me donner qu'une discussion futile autour d'un verre. Cette année j'ai constaté et non pas appris, que l'être humain pouvait à la fois montrer sa pire et sa meilleure facette. C'est à cette dernière dont j'ai envie de croire.