Plus de cinquante ans après la publication du livre du photographe Gilles Erhmann, Les inspirés et leurs demeures, livre pionnier (publié en 1962 et préfacé par André Breton) qui fit découvrir l’existence d’un art d’autodidacte non réductible au Palais idéal du facteur Cheval ou aux travaux graphiques asilaires auxquels s’était intéressé Jean Dubuffet pour conceptualiser sa notion d’art brut, paraît aux éditions du Sandre un livre événement intitulé Le Gazouillis des éléphants, qui dans sa forme démesurée (plus de 1000 pages illustrées) et son intitulé, s’accorde parfaitement à l’énormité de son objet tel qu‘énoncé en sous-titre sur la couverture : tenter d’inventorier les environnements spontanés et chimériques créés en France par des autodidactes populaires, bruts, naïfs, excentriques, loufoques, brindezingues, ou tout simplement inventifs, passés présents et en devenir, en plein air ou sous terre (quelquefois en intérieur), pour le plaisir de leurs auteurs et de quelques amateurs de passage.
Son auteur, Bruno Montpied, n’est pas un inconnu dans le milieu des amateurs d’art singulier et brut. Lui-même chercheur autodidacte, il s’attache depuis une trentaine d’années à faire connaître par le biais d’articles et de publications, l’inventivité et la diversité de cette forme singulière de poésie populaire érigée en plein champ. Il est également l'auteur d'un blog dédié à l'art brut, naïf ou "spontané" intitulé Le poignard subtil:
http://lepoignardsubtil.hautetfort.com
Outre la prise en compte historique de l’approche de son auteur qui fait remonter l’histoire de ces environnements au XVIème siècle, l’originalité de sa démarche, contrairement à d’autres ouvrages qui traitent de ce type de créations, consiste à inscrire son travail dans une dimension sociale qui sans être formellement politique dans le sens où il n’y a pas ici de message revendiqué de cette nature, n’en souligne pas moins l’aspect subversif par les transgressions dont ces créations sont de fait les véhicules. Ces Inspirés du bord des routes, (selon cette belle expression reprise du titre du livre de Jacques Verroust et Jacques Lacarrière), remettent en effet selon Montpied, involontairement en cause la hiérarchie de ceux qui ont droit ou non à pratiquer l’art dans ce pays. Ils s’adonnent à la libre expression de leurs chimères, de leur fantaisie et de leurs désirs sous la forme la plus personnelle et la plus immédiate, avec inventivité et sans demander la moindre autorisation à quiconque, bricolant leurs langages dans le secret de leur laboratoire intime.
Gageons que les surréalistes et autres poètes se revendiquant du Merveilleux n’auraient pas désavoué un tel postulat. Les "sites" d’art populaire ingénu, plus ou moins émancipé de toute référence religieuse avaient en effet retenu leur attention depuis longtemps. Dès les années 30 le film de Brunius intitulé Violon d’Ingres ou les photographies de Denise Bellon faisaient par exemple déjà état de ce type de créations. Mais il semble que l’immédiate après seconde guerre mondiale a été un moment d’explosion de la créativité populaire qui se libérait de manière plus décisive encore des carcans religieux et de la tradition. Le livre de Bruno Montpied dresse ainsi une typologie très intéressante des sujets d’inspiration qui émergent alors dans l’imaginaire collectif des milieux populaires. Ces sujets sont liés au développement d’une culture télévisuelle et consumériste où les objets d’adoration représentés se rapportent, sur un mode quelquefois ironique, à l’actualité politique, sportive ou culturelle du moment. Si des scènes bibliques ou mythologiques peuvent certes, encore être souvent mises en scène sous forme de statues ou de bas-reliefs (Adam et Eve, des sirènes ou quelques autres chimères), ce sont également des hommes politiques, des champions sportifs ou des vedettes de variété qui viennent désormais prendre la place des divinités précédentes. Mais les sujets de vénération sont multiples. Dans cet inventaire qui recense plus de 300 sites classés géographiquement région par région, Montpied note en effet par ailleurs la récurrence de certains sujets de prédilection comme les bestiaires de manière générale et les éléphants en particulier qui semblent toujours émerveiller l’imaginaire populaire. On comprend mieux alors le sens de ces gazouillis des éléphants choisis en titre du livre : il peut arriver en effet qu’envouté par la découverte des univers enchanteurs qu’il nous propose, on croit entendre au loin, comme dans un murmure, le chant mélodieux du merveilleux qui sommeille en chacun de nous. Le livre de Bruno Montpied est ainsi autant une invitation au voyage et à la rêverie qu'une incitation à l’insurrection poétique.
Le Gazouillis des éléphants, Bruno Montpied, Editions du Sandre, 2017.
