On a fait grand cas dans la presse écrite et radiophonique du dernier opus documentaire de Jean-Michel Carré intitulé Chine, le dernier Empire diffusé récemment sur Arte et édité en DVD à grand renfort de publicité. Il faudrait sans doute plus qu'une chronique comme celle-ci pour rendre compte dans le détail des nombreuses erreurs et omissions de ce pensum de trois heures qui prétend dessiller notre regard sur la Chine. Je laisse ce soin à des historiens et à des sinologues plus avertis que je ne saurais l'être. Je voudrais juste ici aborder deux points particuliers de sa présentation qui me semblent symptomatiques d'une époque malade de cette confusion intellectuelle où les mots en viennent à n'avoir plus aucun sens.
Le premier point concerne la notion du "politiquement correct" qui appliqué à la Chine, selon Jean-Michel Carré se focalise en occident sur la question des droits de l'homme. Dans ses interview et entretiens radiophoniques, voulant prendre le contre-pied de ce qui relève selon lui d'un conformisme de la pensée, il nous ressert la vieille antienne relativiste qui ne veut voir dans la critique du despotisme chinois qu’un éthno-centrisme culturel occidental. Se figurant faire preuve d'originalité dans la réflexion, il prétend relativiser cette critique que curieusement il approuve cependant par ailleurs du bout des lèvres, au prétexte que liberté et droits de l'homme seraient des notions étrangères à la pensée chinoise. Cette rengaine est pourtant servie depuis déjà plusieurs décennies par des Sollers et des François Jullien par exemple, tous deux grands maîtres en jésuitisme qui n'ont jamais retenu de la pensée politique chinoise que sa vision impériale légiste et néo confucéenne. On ne comprendrait donc pas la Chine car notre regard serait déformé par des schèmes de pensée occidentaux dont nous serions en quelque sorte prisonniers. Fort de cette certitude, il faut donc pour Jean-Michel Carré, aborder la réalité chinoise selon le point de vue chinois lui-même, seul à même d'en rendre compte de manière objective. D’où son choix revendiqué de n’interroger que des chinois de Chine. Mais qu'est-il ce point de vue chinois contemporain si ce n'est celui du Parti Etat qui domine ce pays depuis plus de soixante ans ? Ainsi le film, s’il fait quelques concessions critiques sur la question des droits de l’homme par la bouche de quelques dissidents dont une partie a d’ailleurs dû s’exiler en occident (comme par hasard) depuis son tournage, l’essentiel du point de vue critique qu’il revendique se résume au bilan du maoïsme édicté par le Parti lui-même selon lequel les initiatives les plus meurtrières du Grand Timonier (le grand bond en avant, la révolution culturelle) serait à mettre au compte des 30% d’erreurs reconnues d’une politique qui a sorti la Chine de son ornière historique. On voit l’audace et l’originalité du jugement ! Tout ce qui excède cette vision critique relève donc à ses yeux d’une vision sinophobe en phase avec le "politiquement correct" néo libéral. Car Carré est évidemment anti libéral, ce que je ne lui reprocherais évidemment pas, si ce n’est que son anti libéralisme qui dénonce à raison la surexploitation de la classe ouvrière chinoise reste prisonnière d’une nostalgie maoïste de laquelle suinte le regret d’un égalitarisme qui fut en vérité aussi militarisé qu’il est en grande partie fantasmé.
Car Jean-Michel Carré se revendique toujours du maoïsme, mais d’un maoïsme libertaire qui viendrait sans doute tempérer les excès de son modèle. J’en viens là au second point tout entier contenu dans cet invraisemblable oxymore : maoïste et libertaire ! Aurait-on pu connaître en des temps antérieurs un tel dérèglement des sens du vocabulaire ? Aurait-on pu par exemple se revendiquer sérieusement stalinien libertaire sans être alors l’objet des sarcasmes des staliniens tout autant que des libertaires ? Mais la pensée de l’époque présente est à ce point confuse qu’une telle déclaration peut être aujourd’hui avalisée sans susciter aucune réaction tant l’indifférence est devenue générale. Et pour rendre la confusion plus confuse encore, Carré nous précise qu’il s’agit d’un maoïsme qui se serait émancipé des tabous sociétaux et notamment sexuels : le fameux esprit de 68, dont Jean-Michel Carré ne veut garder que le droit à la jouissance incarnée par la jeunesse de l’époque. Réduire l’idéal libertaire à cet aspect de la vie veut à l’évidence occulter la dimension politique dont il était et reste toujours porteur, car celui-ci est pour le moins incompatible avec la conception politique autoritaire dont a fait preuve le maoïsme dès ses origines, avant même sa prise du pouvoir.
Ce que symbolise une telle contradiction dans les termes n’est pas indifférent tant elle recoupe l’actuelle vision politique dominante ici et là, qui se donne les moyens d’un contrôle social de plus en plus autoritaire tout en plaidant pour une libéralisation et une marchandisation de tous les aspects de la vie. En un mot, l’esprit de 68 auquel on aurait soustrait le désir de liberté !