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Billet de blog 4 mars 2020

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Comprendre le féminisme et son pluralisme.

Aujourd’hui, force est de constater que les sociétés occidentales contemporaines restent structurées par des rapports de domination, qu’ils reposent sur des inégalités de genre, de race, de classe ou de sexe.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Les luttes dans la lutte : Entre contestations et conflits d'intérêts internes et externes au mouvement féministe.

Les enjeux, les mutations et les obstacles du féminisme contemporain.

Sommaire :

I. La participation des hommes aux luttes féministes : l’illusion d’une solidarité objective ?

  • - Jacquemart Alban, « L'engagement féministe des hommes, entre contestation et reproduction du genre », Cahiers du Genre, 2013/2 (n° 55), p. 49-63.
  • - Dupuis-Déri Francis, « Chapitre 7 / L'anarchisme face au féminisme comparaison france-québec », dans : Olivier Fillieule éd., Le sexe du militantisme. Paris, Presses de Sciences Po, « Académique », 2009, p. 187-204.
  • - Tissot Sylvie, « Léo Thiers-Vidal : Rupture anarchiste et trahison pro-féministe, Alban Jacquemart : Les hommes dans les mouvements féministes. Socio-histoire d’un engagement improbable », Nouvelles Questions Féministes, 2016/1 (Vol. 35), p. 170-175.
  • - Devreux Anne-Marie, « Les résistances des hommes au changement social : émergence d'une problématique », Cahiers du Genre, 2004/1 (n° 36), p. 5-20

II. Du Masculinisme à l’ antiféminisme : esquisse des formes de luttes actives des hommes face à l’avancée médiatique, politique et intellectuelle du féminisme.

  • Dupuis-Déri Francis, « Le discours de la « crise de la masculinité » comme refus de l'égalité entre les sexes : histoire d'une rhétorique antiféministe », Cahiers du Genre, 2012/1 (n° 52), p. 119-143.
  • Blais Mélissa, Dupuis-Déri Francis, « Antiféminisme : pas d'exception française », Travail, genre et sociétés, 2014/2 (n° 32), p. 151-156.
  • Devreux Anne-Marie, Lamoureux Diane, « Les antiféminismes : une nébuleuse aux manifestations tangibles », Cahiers du Genre, 2012/1 (n° 52), p. 7-22.

III. Des divisions idéologiques et des conflits d'intérêts au sein et entre les différents mouvements féministes : le cas de l’intersectionnalité.

  • Vergès François, Un féminisme décolonial, La Fabrique, Paris, 2019.
  • Garcia Marie-Carmen, « Des féminismes aux prises avec l'« intersectionnalité » : le mouvement Ni Putes Ni Soumises et le Collectif féministe du Mouvement des indigènes de la République », Cahiers du Genre, 2012/1 (n° 52), p. 145-165.
  • Crenshaw Kimberlé Williams, « Cartographies des marges : intersectionnalité, politique de l'identité et violences contre les femmes de couleur », Cahiers du Genre, 2005/2 (n° 39), p. 51-82.

Introduction :

Comparativement aux attentions portées à l’étude de leurs homologues féminins, le cas des hommes est rarement examiné comme celui d’acteurs participant, inconsciemment ET consciemment, à la domination des femmes. Il est un constat partagé en sociologie, discipline adepte d’une démarche dialectique (du moins pour ce qui est des études de genre), qui veut qu’il n’y ait pas de dominé(e)s sans dominant(e)s, ni d’opprimé(e)s sans oppresseu(ses)rs. Or, c’est généralement le cas des premiers, ou en l'occurrence des premières, qui fait l’objet de la réflexion scientifique, ce qui par ailleurs reste tout à fait légitime si ce n’est nécessaire.

Aujourd’hui, force est de constater que les sociétés occidentales contemporaines restent structurées par des rapports de domination, qu’ils reposent sur des inégalités de genre, de race, de classe ou de sexe. Face à ces inégalités structurelles, des luttes ont émergé dans le but de les contester et de les abolir, luttes parmi lesquelles le mouvement féministe tient historiquement et toujours actuellement une place de premier ordre.

Le droit à l’avortement, l’accès aux métiers et professions conventionnellement masculins, l’accroissement du nombre de femmes aux représentations politiques constituent des conquêtes importantes des luttes féministes. Mais il est nécessaire de le rappeler : ces conquêtes politiques, comme leur nom l’indique, sont les fruits toujours fragiles de combats et de rapports de force menés par des générations de féministes et n’ont en aucun cas été accordés en toute bienveillance par les hommes : elles ont durement été arrachées de leurs mains.

Cependant, malgré des avancées juridiques et symboliques significatives qui ont transformé la vie de nombreuses femmes (et d’hommes par extension), leur mise en pratique reste limitée. Mais aussi contestée. En effet, le féminisme évolue dans un contexte politico-social où se combinent un néo-libéralisme, qui considère la réalité des différences sociales qu’en termes de comportements individuels, et un conservatisme attribuant ces mêmes différences à des déficiences morales. Dans ce cadre le féminisme comme mouvement social devient inapproprié, voire même dangereux dans la mesure où il propose un autre paradigme, une lecture différente du monde. S’ensuit alors un combat mené par les forces sociales réactionnaires face au développement politique incontestable du féminisme qui sera résumé ici sous le vocable d’ “antiféminisme”. Pour A. M. Devreux, c’est un combat sommes toutes logique si l’on prend en compte le fait qu’il est structuré par un conflit d’intérêts antagonistes entre des femmes dominées en recherche d’émancipation face à des hommes déterminés à maintenir le pouvoir (A. -M. Devreux, D. Lamoureux, 2012). Ceci étant dit, il persiste certaines interrogations. Comment ce combat pour l’essentiel masculin est-il mené ? dans quels cadres ? Par quels moyens ? A l’inverse, quelles solutions épistémologiques et théoriques peuvent être apportées au mouvement féministe dans l’optique de maintenir un renouvellement perpétuel de ses logiques d’actions ? Il faut préciser que ce renouvellement, dans un contexte libéral d’instrumentalisation des luttes par le pouvoir, offre la possibilité de maintenir une relative autonomie.

Victorieux sur de nombreux plans, le mouvement féministe a réussi à faire adhérer ses manières de penser les rapports sociaux de sexe y compris chez de nombreux hommes qui ont pour certains rejoint des collectifs féministes. Or, nous verrons dans une première grande partie comment se maintient une domination masculine polymorphe au sein de certains collectifs féministes grâce, notamment, à l’euphémisation par les hommes de leur participation à la reproduction des rapports sociaux inégalitaires de sexe

I. La participation des hommes aux luttes féministes : l’illusion d’une solidarité objective ?

Une des grandes questions des mouvements féministes au cours de l’histoire est la place de l’homme dans la lutte face au patriarcat. Les femmes doivent-elles leur laisser une place, secondaire sinon égale, au sein de leur mouvement d’émancipation, au risque que les mécanismes parfois insidieux de la domination masculine entravent la réalisation de cet objectif émancipatoire ? A travers différents cas de figure, qu’ils soient français ou québécois, les analyses qui vont suivre offre un regard sur les rapports parfois conflictuels que peuvent entretenir les mouvements féministes avec d’autres mouvements politiques a priori enclin à intégrer des discours et pratiques féministes. Mais, il s’agira de s’intéresser en premier lieu à la présence d'hommes au sein même de collectifs féministes, la manière dont ces derniers prennent collectivement en compte les rapports sociaux de sexe dans leur organisation donnant lieu à une gestion individuelle des hommes de ces mêmes rapports.

La domination masculine structure l’engagement militant et politique. S’investir dans un mouvement revendicatif n’a pas une portée similaire selon son genre. Cela suppose l’acquisition préalable de dispositions sociales alors inégalement réparties entre les hommes et les femmes.

A la faveur de la socialisation spécifique dont ils ont été aussi bien les acteurs que les agents, les premiers ont tendanciellement plus que les secondes une propension à monopoliser l’espace autant que la parole lors de manifestations publiques mixtes. Or, ces inégalités dans les rapports sociaux de sexe sont largement intériorisées et par conséquent, elles sont logiquement absentes des questionnements et agendas des mouvements politiques et militants, quand bien mêmes ceux-ci se catégoriseraient comme “libertaire” ou “progressiste”.

Mêmes ceux affichant des principes “féministes” peuvent tomber dans l’écueil d’une analyse en termes abstraits produisant un effet de mise à distance de “l’ennemi” à combattre au détriment d’un examen critique des comportements oppressifs et concrets des militants (Thiers-Vidal). Autrement dit, fixé sur “l'ennemi principal” - la domination masculine -, certains mouvements mixtes en oublieraient presque les “principaux ennemis”, producteurs et reproducteurs de cette même domination - les militants féministes. Cette absence de remise en question des rapports de pouvoir entre hommes et femmes dans le cadre de milieux militants n’est d’ailleurs pas sans rapport avec les mécanismes de la domination masculine.

  •  - Jacquemart Alban, « L'engagement féministe des hommes, entre contestation et reproduction du genre »

A l’instar de l’ensemble de l’espace social, les mouvements féministes sont traversés par des rapports sociaux de sexe. Ces derniers structurent leur organisation  et les actions qu’ils mettent en place, ils imprègnent les mentalités des individus et assurent ce faisant leur reproduction. Or, la particularité des mouvements féministes au regard des autres espaces sociaux, c’est bien la place centrale et souvent inconditionnelle qu’y occupent les questions de genre et de surcroît la contestation de la domination masculine. Ainsi, A. Jacquemart, auteur de cet article, pose les questions suivantes : Comment les collectifs féministes dont l’objet est avant tout la contestation de la domination masculine et patriarcale prennent-ils en charge ces rapports sociaux de pouvoir entre hommes et femmes dans l’exercice et l’organisation de leurs activités militantes ? Plus spécifiquement, comment les hommes se confrontent-ils à ces rapports, à la position de dominant qu’ils y occupent ?

A travers une enquête auprès d’hommes engagés dans des collectifs féministes, A. Jacquemart va procéder tout d’abord à une comparaison entre deux mouvements féministes aux caractéristiques distinctes relevant d’une économie différente des rapports sociaux de sexe : le mouvement “Mix-cité” et les initiatives anti-patriarcales. Le premier, plus formel, est présidé par un principe de mixité qui, on le verra par la suite, peut primer sur d’autres principes féministes et ainsi entraver les objectifs émancipateurs du mouvement. Les seconds, plus informels, revendiquent une non-mixité masculine choisie qui n’empêche pas l’existence en leur sein de rapports sociaux de sexe. En effet, l’absence de femmes n’est pas synonyme d’absence de rapports sociaux genrés. Bien au contraire, pour A. Jacquemart, la domination masculine se construit également entre hommes.

Ces deux types d’organisations sont préoccupés par des problématiques de gestion des rapports sociaux de sexe qui leur sont propres mais qui se conjuguent dans le constat suivant : in fine, la présence d’hommes au sein des luttes féministes rend difficile voire incompatible la réalisation des objectifs que ces luttes se fixent. Autrement dit, du fait du poids qu’imposent les hiérarchies de genre dans leur organisation, la présence d’hommes, totale ou partielle, tend à y produire et à y reproduire une domination masculine pourtant combattue par les militant.e.s.

Quelles sont alors les solutions apportées par ces mouvements féministes afin de résoudre cette contradiction ? Est-il seulement possible d’y remédier ?

Jacquemart montre à cet égard que le maintien d’une certaine mixité au sein du mouvement Mix-Cité est conditionné par une minimisation sinon un mutisme à l’endroit des rapports sociaux de sexe qui y ont cours. Les questionner explicitement reviendrait à reconnaître l’existence d’une domination de genre interne capable de déstabiliser l’engagement des hommes et ainsi mettre à mal le principe de mixité si chèrement revendiqué. Pour preuve, l’auteur expose l’évolution des positionnements des hommes et des femmes au sein des instances de direction et de décision de Mix-cité. Auparavant sur représentés, les hommes vont progressivement fuir les postes importants à la suite d’une modification des statuts souhaitée par les militantes alors conscientes de cette sur-représentation. C’est officiellement afin de limiter la reproduction des rapports sociaux de sexe que celles-ci ont dû intervenir. Ce faisant, elles ont tenté de réaffirmer leur volonté légitime d’assurer un contrôle politique du mouvement, lequel s’est fait au détriment de l’équilibre d’une mixité jusqu’ici fragile. Ainsi, la visibilité accordée au problème relatif à la domination masculine interne au mouvement déstabilise l’engagement militant des hommes. Ces derniers, directement confrontés à l’incohérence entre leurs convictions féministes et leur exercice de la domination masculine, limitent leur participation.

S’agissant des initiatives anti-patriarcales, celles-ci répondent au besoin que certains hommes ont ressenti face à la permanence des logiques de domination masculine au sein notamment de collectifs anarchistes. Les expériences féministes qui se sont et s’organisent toujours à l’intérieur de ces collectifs peuvent se voir confronter aux mépris ou à l’hostilité de certains militants. Ces multiples conflits, prenant plusieurs formes et incluant divers acteurs, sont pour le reste l’objet de l’article suivant de Francis Dupuis-Déri. Partant, le cas particulier des initiatives anti-patriarcales servira de porte d’entrée à l’étude plus complète de ce dernier.

Mobilisant des individus néanmoins conscients de leur position de dominant dans les rapports sociaux de sexe, les initiatives anti-patriarcales voient, chez plusieurs de leurs participants, s’actualiser des positions anti-féministes, éventuellement accompagnées par des comportements virilistes. Contestées voir empêchées en contexte de mixité, ces remises en cause des rhétoriques féministes par certains y sont tolérées, non sans tensions. Or, dialectiquement, elles permettent une marginalisation des tentatives de déconstruction de son comportement oppressif en tant qu’homme, lesquelles les renvoient systématiquement à leur position de dominant (ces tentatives sont toutefois l’objectif affiché de ces initiatives anti patriarcales).  A l’inverse, une analyse véritable et profonde des rapports sociaux de sexe conduit, d’une part, à un sentiment de culpabilité et d’échec pouvant amener à l’inaction voire au désengagement. D’autre part, elle serait un témoin du déphasage entre les comportements objectivement oppressifs de ces militants et les principes émancipateurs qu’ils peuvent parallèlement revendiquer. In fine, A. Jacquemart décrit ces discours antiféministes comme un bouclier nécessaire face à l'autocritique, un moyen de défense permettant de maintenir une identité militante féministe stable et cohérente.

  •  - Dupuis-Déri Francis, « Chapitre 7 / L'anarchisme face au féminisme comparaison france-québec »

L’Anarchisme en tant qu’idéologie et mouvement politique, prône une lutte contre toutes les formes de dominations, que celles-ci reposent sur des critères de race, de classe, de sexe ou de genre. Ceci dit, ici non plus il ne faut pas laisser penser que, en raison de leurs principes, si louables soient-ils, les collectifs anarchistes seraient protégés des logiques de dominations qu’ils prétendent combattre. Pour ce qui nous concerne, F. Dupuis-Déri montre que les mouvements anarchistes sont encore aujourd’hui majoritairement composés d’hommes, lesquels bénéficient de plus d’influence que les femmes en plus des postes et statuts les plus prestigieux. En termes de modèles identificatoires, les figures historiques masculines de l’anarchisme occupent le devant de la scène qualitativement et numériquement. Ces privilèges masculins, s’ajoutant aux pratiques et discours sexistes et virilistes sous-jacents, sont dénoncés par des féministes qui militent dans des collectifs anarchistes ou dans des luttes féministes qui en sont indépendantes. Toujours est-il que, occupant une position de domination interne au mouvement et à laquelle ils sont attachés, les hommes discréditent les critiques féministes en s'appuyant sur des rhétoriques antiféministes qui diffèrent selon la culture nationale dans laquelle ils sont baignés. C’est cette comparaison entre les rhétoriques antiféministes déployées par certains groupes anarchistes dans le contexte culturel français et dans le contexte culturel québécois à laquelle va s’employer dans cet article F. Dupuis-Déri. Il s’appuie sur l’examen de différents cas de figure dont l’étude repose à la fois sur des observations, des analyses de discours et d’entretiens avec plusieurs anarchistes, hommes et femmes, des deux pays.

Ainsi, socialisés au travers de multiples institutions, les anarchistes comme le reste de la population ont intériorisé, entre autres choses, les dimensions patriarcales du cadre culturel et idéologique national où ils sont implantés. Pour l’auteur, ce cadre serait en mesure de définir et structurer la manière normative de se défendre en tant que militant(s) anarchiste(s) face aux critiques féministes. A cet égard, la culture nationale dessine les modèles symboliques auxquels doivent se référer les anarchistes et les féministes dans la résolution de leurs conflits. Ces derniers surviennent lorsque les militants anarchistes sont placés en situation d’incohérence entre la lutte anti-patriarcale dont ils sont porteurs et la domination masculine qu’ils peuvent alimenter à l’intérieur de leur collectif, le tout faisant alors l’objet de critiques féministes (on ne manquera pas de signaler la contiguïté de ce constat avec ceux établis dans l’analyse de l’article précédent).

Afin de maintenir leur identité stable et entière de militant anarchiste (donc féministe), les hommes vont se saisir d’une rhétorique antiféministe culturellement caractérisée. En France, ils vont piocher leurs éléments discursifs dans la rhétorique unifiante et historiquement construite de l’ “universalisme républicain”. Selon celle-ci, toute tentative de constituer une communauté spécifique basée sur une différence et une condition objective de dominé mettrait en danger l’unité nationale rassemblée autour de la condition de citoyen. Dans le cas discuté ici, les femmes, alors accusées de communautarisme, nuiraient à la réalisation du projet universaliste anarchiste de dépassement des particularités et des inégalités dont celle entre les hommes et les femmes. Ainsi, en transposant dans le cadre des mouvements anarchistes la rhétorique dominante de la culture nationale française, les militants discréditeraient le choix légitime des féministes de se constituer en groupe à part, sous prétexte que ce choix favoriserait les conflits et cliverait de ce fait une communauté nationale prétendument unie. Pourtant, à la faveur de leur démarche, les féministes révéleraient explicitement les rapports de pouvoir entre les militants et les militantes, officialisant du même coup les comportements sexistes dont l’anarchisme est, malgré ses mots d’ordre, porteur.

La rhétorique usitée par les militants anarchistes revient à inverser le couple victime/agresseur au profit de la “communauté” initiale dirigée par les hommes (blancs et hétérosexuels par ailleurs) et au détriment des féministes finalement accusées de trahison. On retrouve également cette idée de trahison dans la rhétorique anti-féministe anarchiste québécoise bien qu’elle se fasse moins à l’encontre d’une prétendue communauté nationale qu’à rebours de la lutte considérée comme première face au capitalisme.

Le Québec est historiquement plus à même de privilégier des discours pluralistes et multiculturalistes au détriment d’un discours universaliste masquant les différences (en guise d’illustration, il suffit de souligner les conflits entre les Français et les Anglais structurant l’histoire de ce pays). Les femmes, en tant que communauté socio-politique spécifique et le féminisme en tant que lutte pour l’émancipation, ont donc légitimement leur place que ce soit dans les discours officiels et les institutions nationales qu’au sein des mobilisations sociales. Or, il existe malgré tout une rhétorique antiféministe dans les milieux anarchistes québécois lorsque sont formulées des critiques féministes à l’endroit de leurs membres masculins. Cependant, contrairement au mode “universaliste républicain” français, les anarchistes québécois préfèrent puiser leurs outils discursifs dans l’idéologie traditionnelle anarchiste, laquelle voudrait que la lutte contre le capitalisme prime sur toutes les autres luttes (approche moniste). Dans ce contexte, le féminisme, en tant que combat reposant sur l’oppression spécifique subie par les femmes, n’a qu’une place secondaire dans la hiérarchie des luttes inscrites dans l’idéologie anarchiste. Ce faisant, le féminisme  reviendrait à déstabiliser et cliver la prétendue unité dans la lutte politique face au capitalisme, lequel est désigné comme “l'ennemi principal” (Le titre du même nom de l’ouvrage de Christine Delphy évoquait, lui, le patriarcat…).

Au Québec plus qu’en France, le féminisme est toutefois bien mieux intégré dans le paysage des luttes sociales et les militants anarchistes plus ouverts à l’égard de modes d’organisations plus égalitaires (recherche plus systématisée d’une prise de parole plus équilibrée entre les hommes et les femmes durant les réunions militantes par exemple). Ceci dit, la prise en compte des discours et théories féministes par les militants anarchistes peut les amener, paradoxalement, à se déresponsabiliser dans la domination masculine qu’ils exercent à l’encontre de leurs homologues féminins. Autrement dit, en raison de leur prise de conscience, certes toute relative, de leur position de dominant dans les rapports sociaux de sexe, ils euphémisent le rôle qu’ils jouent dans la production et la reproduction de la domination masculine au sein des collectifs anarchistes. Par conséquent, ils se considèrent comme moins oppressifs que les autres.

Cette façon de se dédouaner participe, pour une part du moins, des stratégies conscientes de “résistances”  face à l’égalité entre les sexes menées par les hommes. La conscience de ces derniers dans l’exercice et la reproduction de la domination masculine a été notamment théorisé par le sociologue et objet du dernier article de cette première partie, Léo Thiers-Vidal.

  •  - Tissot Sylvie, « Léo Thiers-Vidal : Rupture anarchiste et trahison pro-féministe, Alban Jacquemart : Les hommes dans les mouvements féministes. Socio-histoire d’un engagement improbable »,

Dans la continuité du texte de Dupuis-Dérie Françis, Sylvie Tissot pose à son tour la question de la relation conflictuelle des hommes et des femmes au sein des mouvements anarchistes, donnant majoritairement lieu à la reproduction de la domination masculine, du système patriarcal.

Ce texte offre une analyse croisée entre le livre de A. Jacquemart “ Les hommes dans les mouvements féministe. Socio-histoire d’un engagement improbable” et le livre issu de la  thèse soutenue à l’EHESS sous la direction de Rose Marie-Lagrave, fait par Corinne Monnet, Sabine Masson, Samuel Gorin et Yeun Lagadeuc-Ygouf “Léo Thiers-Vidal : Rupture anarchiste et trahison pro-féministe” en hommage à leur défunt ami, Léo Thiers-Vidal.

Les deux livres s’intéressent à l’engagement des hommes dans les luttes féministes et affirment leur méfiance vis-à-vis de ce phénomène, “improbable pour l’un et quasiment impossible pour l’autre”. Qui sont ces hommes investis au sein des luttes féminines ? Comment et pourquoi en sont ils arrivés à cet engagement ? Comment faire, en tant qu’homme féministe, pour ne pas reproduire la domination masculine au sein du mouvement ? Et surtout, qu’est ce que l’engagement de ces hommes fait au féminisme ? C’est à ces questions que S. Tissot essaye de répondre par l'articulation théorique de ces deux productions sociologiques, au prisme d’une analyse portée à l’intersection des cheminements intellectuels produits par ces deux auteurs. Ces deux livres, que tout semble distinguer aux premiers abords, n’ayant pas du tout les mêmes approches épistémologiques du sujet, en arrivent à des constats similaires qui, grâce au travail de S. Tissot, s’avère complémentaire.

Jacquemart fait la genèse du féminisme, de son évolution dans le temps et de sa diffusion au sein de la sphère sociale. Il se penche en particulier sur trois moments “d’activisme féministe” : La période de 1870 à 1940, la décennie de 1970 pour finir par les années 1990-2000. En passant par les différentes vagues du féminisme et son institution en tant que mouvement social l’auteur porte un regard sur l’engagement des ces hommes “féministes”, largement minoritaires au sein du mouvement, et sur leur profils sociaux, les formes de socialisation qui les poussent à s’engager pour et dans la lutte féministe. Qu’est ce qui prédétermine un homme à prendre part à ces luttes de femmes, faites pour et presque exclusivement par les femmes ?

A l’opposé de cette chronologie socio-historique du féminisme, le livre sur Léo-Thiers Vidal, cet “homme né en 1970 en Belgique, dont l’engagement anti-spéciste constitue le premier moment de « solidarité avec ceux qui souffrent »” joue entre la biographie et l’analyse théorique de l'engagement, des textes et des propos tenus par cet homme profondément investi dans un féminisme qu’il désigne lui même comme “matérialiste”. Il est l’un des premiers à souligner la reproduction du système patriarcal au sein de luttes anarchistes. C’est dans ce sens que ce livre vient fusionner avec les analyse d’A. Jacquemart, qui souligne lui même la posture critique et théorique alors marginale de Léo-Thiers Vidal dans les mouvements militants. En effet, comme le montre l’enquête mené par A. Jacquemart, “32 des 36 hommes rencontrés au cours de son enquête [ Donc au sein de mouvements anarchistes ] nient ou minorent les rapports de pouvoir entre les hommes et les femmes”. A l’opposé des ces hommes là, Léo-Thiers Vidal analyse les stratégies rhétoriques masculinistes de ces “couillus d'anarchistes durs et autonomes”. Ces stratégies rhétoriques permettent non-seulement de nier l’existence du sexisme au sein du mouvement mais aussi de l’inverser, notamment par la focalisation sur leur souffrance à eux par la dénonciation du féminisme et de la non-mixité. Mais elles ne s’arrêtent pas là, les hommes allant aussi légitimer les pratiques sexistes et notamment le droit à la blague sexiste au nom de “la liberté d’expression”.

La pertinence de cette analyse croisée entre les deux livre et effectuée par S. Tissot est frappante dans sa conclusion. En effet, le postulat théorique des deux livres, articulé dans la conclusion de S. Tissot, nous apprend, par le biais de A. Jacquemart pourquoi on devient féministe, qu’est ce qui peut déterminer notre engagement et par le biais du livre sur Léo-Thiers Vidal, comment être un “vrai féministe”. A. Jacquemart dévoile le profil social atypique de ces “hommes féministes” en interrogeant leur socialisation. Il pense que certains déterminismes survenus “antérieurement dans l’enfance, favorise[nt] l’engagement des homme dans le féminisme”. Par des entretiens menés avec ces hommes, il montre que la plupart d’entre-eux ont grandi dans un monde de femmes, avec des pères absents, ayant pour modèle une femme forte. Les foyers monoparentaux féminins, “généralement tenu[s] pour handicapant[s]”, produisent donc des alliés pour les femmes. Pour Théo-Thiers Vidal, ce constat, par ailleurs vrai, n’est pas suffisant pour faire de ces hommes de “vrais féministes”. Certes leur socialisation les a mis sur la bonne voie mais celle-ci, même si elle est faite dans un monde de femmes, est néanmoins affirmée dans un univers patriarcal. La reproduction des normes de domination masculine est inévitable selon lui sans “le façonnement d’une nouvel habitus” par un travail de “re-socialisation”. Car pour ces hommes féministes “l’ennemi est soi-même, le problème est intérieur” et il nécessite un travail sur soi, il ne suffit pas de soutenir les femmes mais de prendre conscience que, en tant qu’hommes, nous jouissons d’une position de domination nous accordant des privilèges qu’il s'agirait alors d’abolir.

Questionner le fait d’avoir « appris à être actif, à parler, à prendre des initiatives, à mener, à dominer… » et s’habituer, au contraire, « à fermer sa gueule, à douter ouvertement, à écouter les autres, à déconstruire son égocentrisme, à être fragile »

L’enquête d’ A. Jacquemart vise majoritairement à comprendre ce qui rend possible l’engagement féministe des hommes. Celle de Léo-Thiers Vidal est majoritairement centrée sur “les conditions de l’engagement des hommes” au sein de la lutte.  L’analyse de ces deux ouvrages n’est donc, comme le souligne S. Tivot, pas suffisante pour comprendre les réels impacts, négatifs et positifs, qu’entraîne l’engagement des hommes au sein de la lutte féministe. Néanmoins il suppose une nécessaire analyse à l’aune des interactions hommes / femmes au sein de mouvement, la prise en compte de “l’écart entre les principes affichés et les pratiques personnelles”, le dévoilement des stratégies rhétoriques et bien sur,”la quête jamais aboutie de transformation sincère de soi”.

  • - Devreux Anne-Marie, « Les résistances des hommes au changement social : émergence d'une problématique ».

Il s’agirait maintenant de questionner la diffusion et la reproduction effective du rapport de force et de pouvoir qui subordonne la femme à l’homme au sein de la sphère sociale. De quelle manière se construit-il et prend-il effet ? Quelles sont les micro et les macro-résistances, volontaires ou latentes, affichées ou niées mais belles et bien réelles, que l’homme met en place dans ses interactions avec l’autre sexe, reflet d’une lutte pour la préservation et  l’optimisation de ses privilèges sociaux. Et comment, conformément à notre posture sociologique, aborder la question de la manière la plus objective possible.

Ce texte porte un regard objectif sur la position masculine au sein de la société patriarcale. Il s'intéresse aux pratiques dominantes, à la manière dont les hommes s’organisent collectivement au quotidien pour préserver leurs intérêts et maintenir leurs privilèges. Il s’agit donc là non pas de s’intéresser au statut des femmes en tant que dominées mais au statut des hommes en tant que dominants. Ne pas limiter l’étude de la domination à l’identité et aux représentations que l’on se fait des hommes mais à l’étude de leurs pratiques concrètes, le masculin en tant que dominant et sa construction sociale. L’auteur critique un ensemble de productions préalablement réalisées ayant pour caractéristiques communes la victimisation des hommes dans leur interactions avec les femmes. L’auteure cherche aussi à se détacher de thèses réduisant la relation hommes-femmes à une subordination de ces dernière délaissant l’oppression masculine et ses modalités d’expression. A. M. Devreux adopte une position interactionniste et constructiviste pour affirmer que la structure de la société occidentale actuelle, androcentrique, est le fruit de l’interaction entre les sexes et des différentes formes de résistances masculines mais aussi féminines, fruits de ces interactions, aux évolutions sociétales. Là où elle se différencie d’autres textes c’est dans la façons dont elle envisage l’identité des hommes dans cette interaction et l’articulation entre les rapports de classes et les rapports de sexe.

Les hommes ne peuvent être constitués par l’analyse en catégorie sociale de sexe « comme une autre ». S’ils forment eux aussi une catégorie « spécifique », c’est dans la mesure où ils sont collectivement en position de domination par rapport à la catégorie des femmes.

A l’instar des analyses sur les pratiques de luttes mises en place par les femmes face à la domination masculine, les pratiques de luttes des hommes face à ces mouvements de femmes sont, elles, majoritairement restées dans l’ombre de la théorie. Selon l’auteur, il faut isoler la catégorie des hommes dans leur rapport de domination avec les femmes. Comme on l’a vu dans les textes précédents, qu’ils le veuillent ou non, les hommes sont, du moment qu’ils naissent, pris dans ce rapport de domination qui les oppose dialectiquement aux femmes ( il en va de même pour les anarchistes et les hommes se revendiquant du féminisme). Ce texte, en portant un regard sur les pratiques et les représentations que les hommes se font et ont de leur propres expériences de domination, à la pertinence de construire son analyse en observant le fonctionnement de ce rapport de force à partir des dominants et non des dominés.

ils ne sont pas seulement dans cette position parce que les femmes sont en dessous de celle-ci. Ils y sont parce que les rapports de sexe les y mettent, parce qu’ils sont produits pour y être, et parce qu’ils luttent pour s’y maintenir ”

Il ne s‘agit donc pas de comprendre la subordination au prisme des femmes qui la subissent mais de comprendre l’oppression et son “mode d’emploi” à l’aune des hommes qui l’exercent, afin de, par la suite, pouvoir lutter contre cette oppression. Bien que les statistiques en montrent les effets comme, entre autres choses, la sous représentations des femmes dans des lieux de pouvoir, les pratiques concrètes qui les excluent de ces lieux sont très peu étudiées. L’auteure, par la mobilisation de plusieurs textes, analyse les différentes résistances, les phénomènes de freins aux changements mis en place par les hommes dans différentes sphères sociales : l’école, la culture, la famille, le travail.

Il y a donc globalement un refus des hommes d’accompagner le développement de l’égalité des sexes dans la sphère sociale et ce, parfois même au détriment de leur propre épanouissement. Par exemple, en politique, avec la Loi sur la Parité, les hommes politiques  préfèrent sortir de liste et entreprendre un jeu électoral individuel ou avoir à payer une amende plutôt que d’avoir à travailler avec une “femme derrière soi”. Ou bien encore, dans la production et notamment avec l’exemple de l’imprimerie en Grande-Bretagne, les ouvriers hommes refusent de s’aider de forces mécaniques pour ne pas ouvrir aux femmes la possibilité de travailler avec eux. De ce fait ils monopolisent le travail par la différence de force physique, préférant travailler avec des machines moins performantes mais surtout “moins compatibles avec la force physique d’une femme”. Ce dernier exemple est illustratif d’une articulation entre les rapports de domination de “sexe” et de “classe” ou, comme on le verra dans notre IIIe partie, de la question de l’identité féminine “intersectionnelle”, les femmes étant généralement doublement (voir triplement ou plus) dominées.

Les rapports sociaux, qu’ils soient de sexe ou de classe, sont violents, se reproduisent, s’il le faut, dans la violence..”

La multiplication des handicaps sociaux auxquels sont soumises les femmes (Partie III) sont la manifestation d’une violence sociale extrême à leur encontre. Il semble légitime et nécessaire de se demander pourquoi les inégalités et les situations de subordination les plus intolérables sont tolérées. [Ce que P. Bourdieu appelle “Le Paradoxe de la Doxa”].

Comme nous allons l’observer dans la partie II, les logiques d’actions mises en place par les hommes leur permettent d’assurer le maintien de leurs privilèges au même titre qu’elles produisent l’invisibilisation de ceux-ci en ne les reconnaissant pas comme tels. Ces actions sous-jacentes ont ce pouvoir symbolique de légitimer et de justifier la domination sociale tout en niant l'existence d’un rapport de pouvoir homme/femme, aliénant de ce fait les femmes de leur propre situation de dominé. Les situations les plus intolérables s’inscrivant de facto dans la nature, dans l’ordre des choses

II. Du Masculinisme à l’ antiféminisme : esquisse des formes de luttes actives des hommes face à l’avancée médiatique, politique et intellectuelle du féminisme.

“Le féminisme appelle justement à la crise d’une société injuste et inégalitaire, et c’est ce qui dérange tant les hommes. Même s’ils ne sont pas en crise, ils font des crises quand des femmes refusent le rôle de sexe qui leur est assigné, quand elles transgressent les normes de sexe, quand elles résistent et contestent. Les hommes font des crises, car ils ne supportent pas d’être contredits et contestés, de ne pas avoir ce à quoi ils pensent avoir droit, en particulier des femmes à leur service.

Les hommes ne sont pas en crise, mais ils font des crises, réellement, au point de tuer des femmes.

« En termes de justice et d’injustice, le problème aujourd’hui n’est pas que la masculinité soit en crise, mais qu’elle ne le soit pas encore. Cette crise qui n’est pas encore là, les femmes l’ont trop longtemps attendue, puisque nous y avons trop longtemps résisté. Il est donc temps d’arrêter de discourir sur la crise de la masculinité, et de toute faire pour qu’elle advienne, enfin.”

(Dupuis-Déri, Francis, La crise de la masculinité - autopsie d’un mythe tenace, Remue-ménage, 2018.)

  •  - Dupuis-Déri Francis, « Le discours de la « crise de la masculinité » comme refus de l'égalité entre les sexes : histoire d'une rhétorique antiféministe ».

Cet article de F. Dupuis-Déri pose les bases historiques et analytiques permettant de mieux appréhender ce phénomène aujourd’hui publiquement répandu de la “crise de la masculinité”, et dont l’histoire amène à relativiser, justement, son caractère crisologique.

Tout d’abord, l’auteur tient à préciser les ressorts discursifs sur lesquels reposerait uniquement cette “crise de la masculinité”, à défaut d’être inscrite dans une réalité tangible et scientifiquement démontrable. En effet, ce discours de crise ne correspond tout simplement pas à la réalité socio-politique et empirique des rapports sociaux de sexe et contredit de surcroît l’existence toujours prégnante de la domination masculine. Il relève selon l’auteur d’une rhétorique qu’il qualifie d’ “anti-féministe”, en raison des causes qui, selon ses adeptes, se situeraient dans l’avancée politique du féminisme en particulier et des femmes de manière générale. Pour F. Dupuis-Déri, la masculinité a toujours de beaux jours devant elle, s’agissant, entre autres choses, du maintien presque hégémonique des hommes à la tête des lieux de pouvoirs politiques, économiques, médiatiques… mais aussi culturels. A cet égard, les modèles masculins, s’ils ne manquent pas, occupent a fortiori une grande place dans l’espace des représentations culturelles.

Au travers d’une étude trans-historique des phénomènes de “crise de la masculinité”, F. Dupuis-Déri va chercher à montrer les significations politiques de cette rhétorique crisologique qui selon lui, participe d’une volonté de la part des hommes de refuser l’égalité entre les sexes, ces derniers devant rester différents et hiérarchisés. Cela étant dit, on peut remarquer dans l’analyse une constante dans le maniement rhétorique de la “crise de la masculinité” : qu’elle soit effectivement ressentie ou simplement prétendue par les hommes, cette crise est un moyen symbolique de légitimer la mobilisation de ressources en vue de discréditer une contestation. En identifiant l’origine de la crise dans les éléments contestataires, l’entreprise masculiniste vise à discréditer l’opposition en réaffirmant du même coup la nécessaire défense de l’ordre social établi. Comme évoqué précédemment, ce sont les femmes et le féminisme, qui vont se voir invariablement accuser de faire entrer la masculinité en crise. A ce titre, si le discours de crise ne s’exprime pas dans les mêmes registres, à travers les mêmes acteurs et dans les mêmes réseaux au cours de son histoire, F. Dupuis-Déri souligne toutefois la permanence de certaines accusations de la part des hommes à l’encontre des féministes et plus généralement des femmes. Ces accusations, souvent exprimées avec véhémence et mépris, surviennent lorsque ces femmes remettent en cause, en paroles et/ou en pratiques, les normes associées à chaque genre. Dans cette perspective subversive de la part des femmes et des féministes, l’adoption d’un code vestimentaire sensiblement en décalage avec les attentes sociales (autrement dit masculines) est un des éléments déclencheurs parmi d’autres de la construction et de la diffusion d’un discours de crise de la masculinité. Non-content de voir les hiérarchies de genre se brouiller, les hommes vont mobiliser tout un ensemble de ressources d’ordre matériel et symbolique pour réaffirmer la nécessaire et inéluctable (selon eux) différence des sexes. Dialectiquement, cela revient à révéler chez ces hommes leur impossibilité non-seulement d’imaginer une possible égalité (en droit et en fait) des sexes , mais également de la voir advenir.

L’émergence d’un discours de “crise de la masculinité” peut également se faire lors d’une transformation de l’ordre politique et social dans le but de maintenir sinon d’accentuer ce qui ne doit surtout pas vaciller : le patriarcat et la domination masculine. Ce discours est communément partagé que ce soit par les tenants de l’ordre ou de la subversion, les deux l’utilisant pour fustiger l’autre alors déterminé comme responsable de la supposée perte de vitesse de l’idéologie masculiniste et des principes qui lui sont accolés. Mieux, chacun des camps se définit comme plus masculin que son vis-à-vis, lequel serait dominé par des femmes trop masculines et des hommes trop féminins. De ces changements sociaux la domination masculine en ressort systématiquement renforcée bien plus que déstabilisée. Ainsi, la libéralisation de la société, lorsqu’elle bénéficie aux hommes, s’accompagne d’un surplus de coercition et de domination envers les femmes.

C’est dans la lutte et l’adversité en tant que féministes ou du moins en tant que femmes que ces dernières obtiennent la satisfaction partielle ou totale de leurs revendications. Or, non sans connaître certains obstacles, les luttes des femmes et des féministes peuvent se voir contester la légitimité de leurs avancées dans certains milieux aussi bien considérés comme conservateurs que par des mouvements se disant progressistes.  Nous verrons dans la partie suivante certaines illustrations du refus parfois catégorique et des techniques de disqualification des discours féministes dans les milieux progressistes et en particulier anarchistes. Quoi qu’il en soit, ce discours de “crise de la masculinité” peut s’apparenter à une stratégie rhétorique anti-féministe dont la finalité vise à discréditer les femmes en quête d’émancipation alors désignées comme la cause de la crise. Il s’inscrit également dans un processus de justification des inégalités entre les sexes et de légitimation de la tentative de réaffirmation individuelle et collective des hommes de ce que F. Dupuis-Déri désigne comme leur “identité masculine conventionnelle” (ndbdp).

Qu’en est il actuellement, à l’heure où les femmes ont, en droit, les mêmes avantages dont jouissaient exclusivement les hommes auparavant ? Même si la permanence d’inégalités “de fait” au bénéfice des hommes est manifeste et statistiquement établie, la société n’en a pas terminé avec le discours de la “crise de la masculinité”, loin de là. En effet, malheur au mouvement féministe qui voit son développement intellectuel, politique et institutionnel de ces dernières décennies ralenti voir entravé d’une manière plus systématique encore. Par le truchement de cette rhétorique crisologique, les forces masculines (mais aussi féminines) conservatrices vont tenter de maintenir à distance le féminisme et ses revendications, d’une part, en prônant un maintien des traditions et des normes établies. D’autre part, elles assurent par là leur rôle dominant dans la société et leur identité masculine (les deux étant consubstantielles soit dit en passant).

Enfin, nous avons vu jusqu’ici que la dimension centrale anti-féministe de la rhétorique de la crise se trouve de manière explicite dans sa forme, le féminisme étant désigné ouvertement comme sa cause principale si ce n’est exclusive. Mais quand est-il dans le fond ? F. Dupuis-Déri montre que le discours s’applique à renverser un des enjeux qui structure le féminisme et qui n’est autre que la question politique des rapports de pouvoir entre les sexes. Il s’efforce de détourner la nature politique de cette question en nature psychologique, renvoyant les hommes au statut de dominés qu’il faudrait par conséquent aider. Et qui de mieux socialisées et encouragées à prendre soin physiquement et psychologiquement des autres, y compris des hommes, (souvent au détriment de soi-même) que les femmes ?

L’auteur le dit lui-même, cet étude aborde le sujet de la crise de la masculinité produit et diffusé par des hommes hétérosexuels blancs de classe sociale aisée. Une ouverture pertinente serait alors d’aller y voir du côté d’autres catégories de masculinité a fortiori plus dominées (hommes racisés de classe populaire par exemple), voire du côté de certaines femmes qui plus est féministes. Dans cette perspective, il s’agirait d’appréhender la mobilisation de cette rhétorique de la crise par ces autres profils davantage dominés socialement et de voir, selon les propos de l’auteur, “en quoi ce discours leur permet d’attaquer différentes catégories de femmes [ou d’hommes plus dominés socialement]” (ndbdp).

  •  - Blais Mélissa, Dupuis-Déri Francis, « Antiféminisme : pas d'exception française », Travail, genre et sociétés, 2014/2 (n° 32), p. 151-156.

Ce texte de Blais Mélissa et de Dupuis-Déri Françis permet d’axer notre corpus sur un cas particulier, celui de la France. Il amorce au sein de notre corpus une analyse du masculinisme de manière plus centrée, analysant sa diffusion au sein d’une société donnée. Par une comparaison à d’autres pays comme le Québec, l’Amérique du Nord ou bien la Belgique, le texte montre les logiques d’euphémisation discursives et pragmatiques propres à la France permettant d’invisibiliser voir de responsabiliser ses laissés pour compte et leurs manifestations. Les auteurs dénoncent l’impensé qui persiste en France, pays de l’amour et du “french kiss”, où l’homme sait “si bien aimer ses femmes », qu’il puisse y avoir un anti-féminisme, ou même du masculinisme dans l’ordre social. Par la négation de l’existence d’un anti-féminisme le discours politique délégitime totalement le féminisme qui se retrouve discrédité, diabolisé, marginalisé.

L’analyse a donc pour objectif de mettre en lumière l’hypocrisie masculine à la française. Celle qui, jouant de ses stéréotypes culturels, euphémise aussi bien l’évincement des femmes des rôles de pouvoir que les statistiques qui les attestent. Ce texte offre un axe de compréhension essentiel pour envisager le dévoilement de la lutte cachée et inavouée des hommes face à l’avancée médiatique, politique et intellectuelle du féminisme. La complémentarité de ce texte avec les propos de Léo Thiers-Vidal dans le texte de S.Tissot (dans la partie II du corpus) est indéniable. L’analyse de S. Tissot, dévoilant les stratégies rhétoriques des hommes au sein de mouvements anarchistes (Tissot, 2016) s’articule aisément avec la théorie de Blais Mélissa et Dupuis-Déri Françis axée sur “la rhétorique à la française” permettant l’invisibilisation du masculinisme et, de ce fait, la délégitimation du féminisme. En usant de stratégies rhétoriques comme celle relative au discours de la “crise de la masculinité” (Dupuis-Déri, 2012), focalisant les débats sur leur souffrance à eux, les hommes anarchistes ne font finalement que reproduire le modèle politique français visant à aliéner les femmes à leur condition de dominées. Ce discours, naturalisé dans la sphère sociale est aussi un discours naturalisant, prônant l’égalité de sexe et de genre, il fait des femmes les premières responsables de leur situation de subordination.

Ce texte a la pertinence d’être appuyé par un large panel de données statistiques qui “pathologisent” les penchants mythomanes de “la rhétorique à la française”. Pour ne citer que quelques exemples révélateurs et irréfutables de l’hégémonie masculine, le texte nous apprend que “les hommes français occupent 73 % des sièges à l’Assemblée nationale et 78 % des sièges au Sénat. [...] Du côté du pouvoir économique, 97 % des entreprises cotées sur Euronext Paris ont un homme à leur direction et les hommes comptent pour 92 % des membres des comités exécutifs des entreprises du cac40”. Une autre image, moins romantique, de l’amour, de l’égalité et de la parité à la Française.

Le système patriarcal français a donc ce pouvoir illusionniste de voiler la domination masculine notamment par le biais d’un discours “postféministe”. Ce discours porté à droite comme à gauche de l’axe politique, majoritairement par des hommes, “des magazines à la mode et des femmes privilégiées, dotées d’un fort capital culturel” est donc absent de toute légitimité empirique. Les individus portant ce discours n’ayant jamais réellement vécu l’exposition continuelle à la domination masculine là où elle est la plus forte, à savoir, comme on le verra plus bas, à l’intersection entre différents types de domination, la classe, la race, l’orientation sexuelle. Ce discours affirme l’existence de l’égalité homme-femme et valorise un type de comportement féminin à savoir “la réalisation de leur individualité plutôt que leur engagement dans des mobilisations collectives”. Il est donc éminemment anti-féministe sans se l’avouer. C’est cette “rhétorique à la française” qui pousse avant tout les femmes à négliger, disqualifier, diaboliser et, par extension, à s’auto-exclure des luttes féministes plutôt que de s’émanciper du système patriarcal à travers elles. Dans le même temps viennent nourrir ce discours les stigmates sur les “femens”, transformant celles qui subissent l’oppression en oppresseurs. La stigmatisation médiatique de leurs pratiques coup de poing permettant l'invisibilisation de ceux qu’elles reçoivent physiquement et symboliquement au quotidien. Inversant la balance des buts et des intérêts pour les féministes, le système patriarcal à la française a cette force d’offrir directement plus de bénéfices aux femmes dociles que le féminisme ne peut prétendre accorder à celles qui luttent face à ce même système. Autrement dit, les femmes ont deux choix : se battre entre elles pour les positions de pouvoir que les hommes daignent leur laisser ou se battre ensemble face à ce système qui nécessite que les hommes donnent pour que les femmes aient. Comme nous le montrera la partie III de notre corpus, le choix n’est pas si simple car la construction d’un “Nous les femmes” luttant contre le système patriarcal ne se fait pas de façon naturelle et linéaire. Effectivement, confrontée à de nombreux conflits d’intérêts, la lutte des femmes face aux hommes peut très vite muter en lutte de quelques-unes face à quelque-uns. S’ajoute à ces nombreux obstacles et à cette démagogie de l’illusion et du politiquement incorrecte un retournement de la situation par les hommes avec la théorie de “la crise de la masculinité” portée par plusieurs intellectuels et politiques situés à droite comme à gauche de l’axe politique.

Le texte se termine en affirmant la présence d’un antiféminisme en France, qu’il serait vain de nier et en défendant l’idée que celui-ci se propage au sein de la sphère sociale par différentes formes :

Il s’exprime également à l’intérieur des mobilisations anti-gays et anti-lesbiennes, tout comme il traverse les réseaux politiques d’extrême droite et de droite, mais aussi de gauche et d’extrême gauche.”

Cette citation transitionnelle vient argumenter la thèse défendue dans notre IIIe partie, à savoir l’idée selon laquelle le mouvement féministe n’a pas vocation, si il veut réussir à lutter contre le patriarcat institué, à s’isoler et qu’il doit prendre en compte ces liens intrinsèques avec d’autres mouvements sociaux, notamment en se positionnant vis-à-vis de la question de l'intersectionnalité. L’isolement des luttes et des analyses anti-patriarcales vis à vis d’autres rapports sociaux de domination et le fait de ne prendre en compte que les rapports inégalitaires hommes/femmes conduisent à empêcher de penser la condition spécifique vécue d’une femme noire par apport à une femme blanche. Il y a ainsi une nécessité d’apporter un regard objectif sur l'éclectisme du monde social dans lequel le féminisme se diffuse et sur les antagonismes qui le composent. Cependant, la question de la prise en compte au sein du féminisme des identités multiples des militant(e)s entraîne, comme nous allons le voir, de multiples divisions idéologiques et des conflits d’intérêts internes.

  •  - Devreux Anne-Marie, Lamoureux Diane, « Les antiféminismes : une nébuleuse aux manifestations tangibles », Cahiers du Genre, 2012/1 (n° 52), p. 7-22.

L’antiféminisme n’a pas d’existence propre, indépendante, au sens où il n’est que la réaction conservatrice et patriarcale (le “masculinisme” en est une de ses composantes) aux tentatives d’émancipation des femmes. Dans cet article, A-M. Devreux et D. Lamoureux développent l’idée, déjà esquissée au cours des analyses précédentes, selon laquelle l’antiféminisme participerait d’une inversion de l’opposition dominant/dominé. Pour les tenants de cette réaction aux luttes féministes, ces dernières n’auraient aujourd’hui plus de raison d’être, les inégalités de genre ayant disparu, voire se seraient inversées. Dans cette perspective, les nouveaux droits acquis par les femmes seraient considérés comme des privilèges octroyant aux femmes le statut de dominantes au détriment des hommes alors réduits à l’état de dominés. Du patriarcat, la société serait dorénavant structurée par un “matriarcat” oppressant et perturbant la condition masculine qu’il s’agirait pour les hommes de défendre. Mais si il y a défense, c’est qu’il y a eu attaque, ce qui, pour les antiféministes, revient à considérer les féministes comme génératrices d’une “guerre des sexes”. Ce procédé rhétorique antiféministe montre bien la capacité des hommes à se constituer comme victimes des luttes émancipatrices des femmes dont l’un des fruits est la conquête fragile d’une plus grande égalité entre les sexes. Seulement, comme l’a bien exposé F. Dupuis-Déri, la masculinité est socialement construite comme opposée à l’égalité et ne peut exister en tant que telle que dans la reproduction des inégalités dans les rapports de genre. L’identité masculine est, par principe, une identité dominante et, par conséquent, antiféministe (Dupuis-Déri, 2012).

Au travers des divers textes parus dans le même numéro des Cahiers du genre, les auteures vont s’interroger sur les lieux où se déploie l’antiféminisme et sur les manières dont cela se produit. A ce titre, les différentes formes d’expression de l’antiféminisme se conjuguent toutes vers un même but : contraindre voire empêcher le développement d’une parole politique autonome et indépendante des femmes. Pour reprendre un exemple parmi ceux cités dans l’article, le champ scientifique est structuré autour d’une domination masculine dont la permanence passe y compris par la reproduction d’une rhétorique antiféministe. Ses manifestations particulières peuvent prendre la forme d’un point de vue androcentré exprimé sous couvert de l’objectivité scientifique. Ce faisant, on assiste ici à la délégitimation du discours féministe, lequel serait donc inévitablement non-scientifique. Porté par des militantes, le discours féministe rentre en conflit avec un autre discours, celui-ci se targuant d’être porté par des professionnels, des experts instrumentalisant cette opposition fictive entre la science des hommes et le féminisme. Par cet exemple, on peut constater l’utilisation d’un procédé discursif qui s’inscrit pleinement dans l’arsenal des méthodes antiféministe. A la faveur de l’utilisation d’une telle technique de domination, les antiféministes visent à discréditer les tentatives de transformations sociales des féministes tout en maintenant l’ordre social dans et par lequel ils dominent.

De façon paradoxale, les antiféministes appuient régulièrement  leur rhétorique sur des œuvres de fiction décrivant une masculinité en crise. Ils font reposer leurs discours sur des impensés auxquels peuvent s’apparenter la réalité matérielle des femmes ou le sexisme ordinaire dont la valeur objective a déjà été amplement démontrée. Ces réalités sont niées ce qui revient à mettre de côté les bases sur lesquelles reposent les arguments féministes.

La nature conservatrice et réactionnaire de l’antiféminisme se manifeste de manière probante et explicite par le biais d’un autre outil discursif : l’expression récurrente  d’une nostalgie d’un passé idéalisé et mythifié. Le fameux “c’était mieux avant” réaffirme cette volonté des antiféministes de revenir à un ordre social suffisamment coercitif à l’endroit des femmes pour endiguer l’émergence de leurs aspirations à l’émancipation. Les femmes, dans la perspective tracée par ce discours, sont réduites au rôle essentialisé et immuable de mère reproductrice. Pour les auteures, l’antiféminisme s’inscrit dans ces conditions dans la logique des contre-mouvements sociaux, “qui cherchent à revenir à l’ordre antérieur des choses” (ndbdp). En outre, la réaction antiféministe se construit moins de manière curative que préventive, souhaitant avant tout prévenir les perturbations potentielles du féminisme.

Depuis peu, le féminisme, du moins sa part la plus libérale et consensuelle, est rentré dans une phase d’institutionnalisation qui a donné l’occasion pour les tenants du pouvoir de procéder à un détournement des objectifs et des principes du mouvement. Les auteures donnent à cet égard l’exemple des concepts de “promotion des femmes” et de “lutte pour la libération des femmes” repris, entre autres, par des institutions religieuses catholiques comme la papauté. Dans un autre contexte, la manipulation des mots et de l’histoire du mouvement féministe est l’occasion pour d’autres mouvements sociaux d’entamer une forme de dépassement du féminisme. Pour illustrer cette dynamique que l’on retrouve en l'occurrence dans des milieux dits “progressistes”, les auteures se saisissent du cas de deux mouvements, respectivement “féministe” et “antiraciste” et développés dans un article du même numéro : le collectif Ni Putes Ni soumises et le Mouvement des indigènes de la République (M. -C. Carmen, 2012). Ces deux mouvements, à leur manière, promeuvent l’idée de la fondation d’un “nouveau féminisme” à travers lequel ils cherchent à hiérarchiser les luttes féministes, antiracistes et anticapitalistes, les premières étant reléguées à une place secondaire par rapport aux autres. Comme nous venons de le voir , cette façon de se servir du féminisme pour alimenter une stratégie antiféministe n’est, en définitive, pas l’apanage des milieux identifiés comme conservateurs mais peut tout aussi bien se retrouver à “gauche” de l'échiquier politique.

Une autre stratégie du même acabit consiste pour les hommes à travestir à leur avantage le sens des concepts féministes. Se considérant comme victimes, ces dernières vont se voir délégitimer en tant que telles par les antiféminismes voyant dans les luttes féministes une plus grande cause de souffrance à l’égard des hommes. Cette redéfinition du statut de victime passe, pour les antiféministes, également par une critique de la “logique victimaire” dans laquelle se seraient enfermées les femmes.

Ainsi, l’antiféminisme comme phénomène social et politique relève d’une entreprise de disqualification du féminisme en tant que mouvement social alors considéré comme désuet.  A travers des discours comme celui de la “crise de la masculinité” précédemment décrit dans l’analyse de l’article de F. Dupuis-Déri, l’antiféminisme souhaite réaffirmer avec insistance la nécessaire différence hiérarchique entre les sexes, laquelle serait mise à mal par le désir d'égalité porté par le féminisme. Cela révèle selon les deux auteures, un double enjeu : “renvoyer les femmes à des positions subalternes” et réitérer les vertus de la masculinité hégémonique (ndbdp).

 III. Des divisions idéologiques et des conflits d'intérêts au sein et entre les différents mouvements féministes : le cas de l’intersectionnalité.

Nous allons voir que les conflits externes de décrédibilisation et de stigmatisation, comme l’antiféminisme, vus dans la partie précédente, auxquels est soumis le féminisme contemporain, ne représentent pas l’essentiel de ses antagonismes. La dichotomie homme/femme  n’est pas le seul conflit identitaire que connaît le féminisme, celui-ci est traversé par de multiples conflits internes qui se propagent en son sein et représentent un risque quotidien pour l’émancipation globale des femmes. Si tant est que le but véritablement recherché par le féminisme soit bel et bien l’émancipation globale de toutes les femmes et pas uniquement d’une partie d’entre elles. Si bien que, en fonction des contextes, des idéologies et du pragmatisme véhiculé, les textes choisis ci-dessous nous permettent d’observer un phénomène silencieux et pourtant effectif, celui de la lutte dans la lutte.

Le genre n’existe pas en soi. Il est une catégorie historique et culturelle qui a évolué dans le temps et dans l’espace. Une des approches pour comprendre les ressorts de cette catégorie constitutive des divisions au sein de la société est de la considérer dialectiquement : ce qui relève du féminin est opposé à ce qui relève du masculin (pour rester dans la conception dominante binaire du genre que les études queers, notamment, ont depuis longtemps déconstruit).

Or, il ne va pas s’agir ici de reproduire les segmentations académiques développées dans les sciences sociales mais d’introduire dans une étude sur le genre la notion de race et, dans une moindre mesure, celle de la classe. Mieux, dans cette perspective intersectionnelle, l’objectif va être de confronter ces notions afin de montrer qu’il existe effectivement un rapport de domination patriarcale au bénéfice des hommes sur les femmes mais que ce patriarcat est “racialisé” et “classiste”. Autrement dit, le genre ne peut être conçu de la même manière dans le cas d’une femme blanche ou d’une femme racisée, dans le cas d’un homme issu des classes populaires ou appartenant aux classes dominantes etc. .

Cette tentative de dépassement d’une analyse uniquement centrée sur le genre va, pour nous, définir le cadre des thèmes développés ci-après et répond, du même coup, à la consigne première de l’exercice : associer genre et politique. Lors de cette restitution d’un travail bibliographique, le terme politique sera entendu dans son sens générique comme l’ensemble des rapports sociaux organisant la société, mais également dans son sens restreint comme organisation du système politique actuel (assemblée, partis politiques etc.). Ce dernier sens est mobilisé dans le thème 1 concernant la masculinité et ses liens avec la production et la reproduction du pouvoir, notamment politique (cf. articles de Catherine Achin et Elsa Dorlin).

La question scientifique du genre a été introduite dans le mouvement féministe par C. Guillaumin [ travail sur le « racisme moderne »] en réutilisant ses analyses critiques de l'idéologie naturaliste du concept de race, naturalisant une inégalité socialement construite. Ce système de marquage physique arbitraire donnant aux corps une supposée “différence” naturelle est le prisme de sa critique de dénaturalisation des races, des sexes, de la domination occidentale, de la domination masculine. C'est après s'être fondé sur cette analyse que le genre, s'étant peu ou proue imposé dans l'espace social comme une question légitime, a délaissé la question de race. Ces deux notions posant pourtant les mêmes questions de dénaturalisation d’une domination sociale. C. Guillaumin parle d’ailleurs de “sexage” pour souligner les points communs du patriarcat contemporain avec l’esclavage plantationnaire colonial et le servage médiéval européen. Les liens intrinsèques de la question du genre et de la question raciale, soit de la domination naturalisée et naturalisante, vont être exposés dans cette partie. Par la lecture de textes ouvrant leur horizon théorique à la question de l’intersectionnalité nous allons essayer de comprendre pourquoi et comment les luttes féministes s’autonomisent, s’individualisent, se particularisent alors que pour être optimales, globales et fortes elles auraient pour vocation à converger, à former un “nous”, “Nous les femmes”, mais pas seulement, un “Nous les dominés”. Mais les dominés sont ils uniquement des femmes ? Uniquement des femmes blanches ? Nous allons voir que la question de la prise en compte des hommes au sein de la lutte, malgré, comme on l’a vu plus haut, les reproductions de la domination patriarcales que cela peut entraîner au sein d’un collectif féministe, a un rôle structurant et essentiel pour ces mouvements, notamment quand ceux-ci sont racisés. Ne peut on pas être à la fois femme et racisé ? Mais prendre en compte la question raciale, n’est-il pas prendre en compte la question des hommes racisés ? Nous allons voir que la lutte dans la lutte est symptomatique à la fois par la nécessité de prise en compte de ces questions, une idéologie loin d’être unanime, et dans la manière de les prendre en compte, un pragmatisme loin d’être uniforme. La question de l’identité intersectionnelle, ou pour parler de ces personnes cumulant les “handicaps” sociaux, et de leur délaissement dans l’ombre de la lutte dévoile une faille essentiel des collectifs issus de mouvement sociaux contemporains : la division et les conflits d’intérêts.

  •  - Vergès François, Un féminisme décolonial, La Fabrique, Paris, 2019.

Ce livre aborde la question duale de l’invisible et du visible dans les discours et les pratiques des mouvements féministes dominants actuels. Qui est représenté ou peu se sentir représenté dans ces discours et ces pratiques militantes féministes et qui, a contrario, en est exclu mécaniquement et dialectiquement ?

François Vergès, politologue et militante féministe, anti-raciste et anti-impérialiste, expose ici les conditions de possibilité de pouvoir se penser féministe aujourd’hui, de pouvoir réfléchir sur sa condition de femme au sein du mouvement féministe. Pour l’auteure, un tel travail intellectuel et militant est rendu possible et garanti par l’exploitation de millions de corps de femmes majoritairement racisées à travers le monde. Se prétendre et se penser comme féministe a un coût qui est en l'occurrence matériellement payé par d’autres femmes, racisées qui plus est. Dans une perspective éminemment intersectionnelle, François Vergès va interroger les soubassements liés à la colonisation et au capitalisme (le second étant consubstantiel au premier) du féminisme qu’elle qualifie alors de “civilisationnel” pour signaler la prédominance de femmes blanches en son sein et notamment son caractère occidentalo-centré.  Mais, et c’est peut-être ce qui prévaut avant toute chose, cet adjectif renvoie à l’éviction systématique des problématiques raciales dans ses thèmes d’action et au paternalisme que ce féminisme dominant peut adopter à l’égard d’autres mouvements de femmes racisées en particulier et aux femmes racisées de manière générale. Il s’agirait alors de sauver ces femmes cloîtrées dans l’ignorance des principes de liberté et d’égalité théoriquement défendues par les démocraties occidentales et de les émanciper des sociétés arriérées dans lesquelles elles vivraient.

Communément résumé sous la métaphore de “vague” ou de “génération”, le mouvement féministe blanc s’est longtemps empêché de réfléchir sur ce qui a rendu possible son émergence, son installation et sa compatibilité aujourd’hui publiquement affichée avec le néo-libéralisme. Pour Françoise Vergès, le développement d’un tel mouvement et les victoires qui s’en sont suivies n’ont été rendues possibles et effectives que parce que d’autres femmes en ont été exclues et n’en n’ont pas bénéficié. Afin de remédier à cette occultation et cette ostracisation des femmes racisées du mouvement féministe, l’auteure affirme la nécessité de développer un féminisme décolonial. Ce dernier ne doit alors pas se considérer comme une nouvelle vague féministe mais plutôt comme une poursuite des luttes d’émancipation des femmes esclaves et colonisées des pays du Sud et racisées des pays du Nord dont le féminisme blanc ne s’est pas préoccupé.

  •  - Garcia Marie-Carmen, « Des féminismes aux prises avec l'« intersectionnalité » : le mouvement Ni Putes Ni Soumises et le Collectif féministe du Mouvement des indigènes de la République »,

Ce Texte de Garcia Marie-Carmen a une pertinence théorique au sein de notre corpus car il porte un regard objectif sur la manière dont différents groupes féministes appréhendent, théorisent et mettent en ouvre leur lutte contre le sexisme, la société patriarcale et la domination masculine. Il montre aussi, par son analyse de l’intersectionnalité, que la lutte féminine ne se limite pas aux stéréotypes que nous en avons, que celle-ci n’est pas uniforme mais traversée par un large panel de courants idéologiques, de “répertoires de mobilisations” (Pour reprendre l’expression de C. Tilly, “Les origines du répertoire d’action collective contemporaine en France et en Angleterre”) et de diverses aspirations de luttes. Effectivement, lutter contre le sexisme c’est avant tout lutter contre la structure de la société actuelle. Il ne s’agirait donc pas d’essentialiser la lutte féministe à un combat des femmes face aux hommes au sein d’une société patriarcale. Car notre société, certes à propension androcentrique, est aussi une société de classes, une société racisée, ayant des racines colonialistes encore, même si euphémisées, bien présentes au sein de notre “culture”. Comme le montre le texte, la lutte pour l’émancipation des femmes ne serait invisibiliser la lutte anti-raciste, une domination ne s’individualise pas, on ne lutte pas seul, c’est contre une domination “croisée” qu’il faut se battre, pour pouvoir se construire en “Nous”, “Nous les femmes”, Blanches et Noires, Riches et Pauvres. Face à ce phénomène de l’intersectionnalité, l’auteur se pose une question, comment joindre féminisme et lutte contre le Racisme ? Ou plutôt comment décoloniser le féminisme, ce féminisme fait par des blanches pour des blanches.

Ce texte a aussi une pertinence empirique et socio-historique au sein de notre corpus de textes car il se structure à l’aune d’une analyse croisée entre deux collectifs de femmes, le mouvement NPSN (“Ni Putes, Ni Soumises”) et le MIR (“Mouvement des Indigènes de la Républiques”), s’étant chacun affirmé d’une manière différente face à un même contexte, à savoir, “l’affaire foulard”, ayant amorcé la création de la Loi sur la Laïcité en Mars 2004. L’auteur, par une genèse de chaque mouvement, montre les modalités de production des positionnements idéologiques et pragmatiques des organisations en question. Ces deux mouvements s’affirment contre le sexisme et contre le racisme mais tout deux n’envisagent par le croisement de ces deux luttes de la même façon, ne se donnant pas les mêmes objectifs. Effectivement, prendre en compte la question de race au sein du mouvement féministe c’est prendre en compte la question des femmes mais aussi, de facto, celle des hommes qui subissent, au même titre que les femmes, cette question raciale. Comment articuler lutte féministe, ne concernant que les femmes, et lutte antiraciste, concernant les deux sexe ? Le texte porte un regard sur l’articulation entre les revendications féministes et anti-racistes et sur les modalités d’affirmation de solidarités avec des hommes (racisés).

L’affaire foulard, qui a servi d'ancrage au parlement pour consacrer la loi sur la laïcité, instaurant l’interdiction aux élèves de manifester ostensiblement leur religion dans les écoles, a été appréhendée de façons nettement différente par le NPNS et le MIR, deux collectifs se donnant pourtant à priori les mêmes buts, la prise en compte des questions raciales au sein de la lutte féministe. L’un fût pour la mise en place de la loi, le NPNS, y voyant un engagement contre le sexisme subi par ces jeunes musulmanes, et l’autre fût contre, le MIR, y voyant une politique de ségrégation des populations immigrées. Comment comprendre ces divergences idéologiques ? Que nous disent-elles ?

Ces divergences traduisent des conflits idéologiques plus profonds que ce qu’elles laissent paraître. Deux pratiques du féminisme s’en dégagent, un “féminisme particulariste” pour le NPNS, un féminisme blanc prenant en compte les questions de l’intersectionnalité mais de façon “postcoloniale”, labellisant le voile comme une contrainte, pouvant se passer de défendre “ses hommes”, car ces derniers ne sont pas racialisés. Et un “féminisme antipostocolonial” pour le MIR, ayant pour but de se libérer sans trahir, de rester solidaire à tous les dominés. Selon le MIR “Le procès fait à l’Islam au nom de l’égalité des sexes a pour objectif inavoué la préservation des privilèges sociaux et culturels des blanches”. La première chose à faire selon le MIR est donc de “s’affranchir de ce système de valeur des blancs en refusant de céder aux injonctions du féminisme blanc”, d’un féminisme particulariste valorisant la Loi sur la Laïcité. L’affaire du voile montre qu’il existe un lien intrinsèque entre le féminisme et le racisme. Le MIR s’y oppose en refusant que des musulmanes voilées se dévoilent sous la pression des femmes blanches et cherche, en opposition aux positions hypocrites du NPNS, à “ériger le foulard en symbole de résistance indigène”. Se dégage de leur discours une volonté de transformer ce que les femmes blanches ont érigé en symbole d'oppression de la femme, en symbole de revendication féministe.

Le NPNS est pourtant à son origine une organisation créée par Fadela Amara dans le sillon de l’association SOS Racisme afin de dénoncer les sexisme dans les banlieue, appréhendant la construction sociale des filles et des garçons dans les quartiers populaires comme un “problème de société”. Les femmes du NPNS se sont longtemps affirmées comme non-féministes car “avec les hommes”, elles se désignaient donc comme “anti-sexistes”. Le MIR s’est lui, en opposition au NPNS, tout de suite défini comme féministe, mais “un féminisme paradoxale de solidarité avec les hommes”, du moins avec une partie d’entre eux, ceux pris dans les rapports de classe et de race. Effectivement, un féminisme ne peut pas s’affirmer sans prendre en compte la question de toutes les femmes, celui-ci n'apparaîtra pas fondamentalement légitime si il ne s’adresse qu’à l’émancipation d’une partie d’entre elles. Il s’agit donc de prendre en compte les stigmates de classes et des races. Mais prendre en compte ces systèmes d’oppression c’est prendre en compte le cas des hommes qui les subissent au même titre que les femmes. Un féminisme se donnant pour but l'émancipation de toutes les femmes et l’abolition concrète de la société patriarcale est aussi un féministe anti-raciste et donc , paradoxalement, un féminisme combattant pour le droit des hommes, comme se le revendique le MIR, “un féminisme paradoxale de solidarité avec les hommes”. Un féminisme ne prenant pas en compte les questions raciales serait donc un féminisme particulariste, se battant pour les intérêts de certaines femmes et non de l’ensemble et serait donc voué à reproduire les schémas sociaux actuels, classistes, racistes et patriarcals. On voit que le féminisme occidental postcolonial, à savoir un féminisme fait par des blanches, privilégiées, se donnant et donnant l’illusion d’une solidarité univoque envers toutes les femmes, blanches et racialisées, et donc les hommes dominés, montre son vrai visage face à des prises de position traduisant des idéologies particularistes, comme celle prise par le NPNS avec l’affaire du foulard.

Par conséquent, le « féminisme blanc », en ne se montrant pas comme un féminisme de « Blanches pour des Blanches », maintiendrait les femmes « racialisées » dans des contradictions stériles puisqu’elles n’auraient le choix qu’entre l’adhésion aux normes et valeurs des « Blanches » ou l’assujettissement au système patriarcal.

Comme nous avons pu amorcer dans notre introduction avec les propos de C. Guillaumin, on voit, au prisme de la position prise par le NPNS face à l’affaire du foulard, un délaissement des idéologies par lesquelles le mouvement s’est institué. Le NPNS s’étant construit sur la base des réflexions menées sur des thèmes au sein de SOS Racisme et notamment sur l’articulation entre le sexisme et “les risque du ghettos”, finit par reproduire les schémas d’un féminisme soumis aux valeurs blanches. L’engagement contre le foulard au nom d’une opposition à l’oppression subie par les jeunes est très réducteur et reflète un délaissement de la lutte anti-raciste au sein du collectif. Lutte qui a pourtant servi à légitimer son existence et suppose les mêmes réponses sociales à savoir la dénaturalisation d’une domination éminemment sociale. Le délaissement d’une lutte entraînant l’effritement de l’autre. En délaissant la question raciale, le mouvement féministe perd une part de ses militantes et donc de sa légitimité, le combat pour l’égalité des sexes a donc supplanté la question raciale sans laquelle elle n’est rien mis à part une lutte de pouvoir occidentale faite par et pour des femmes blanches au sein d’un système hiérarchique d’hommes blancs.

  •  - Crenshaw Kimberlé Williams, « Cartographies des marges : intersectionnalité, politique de l'identité et violences contre les femmes de couleur ».

Ce texte prend le contre-pied du précédent, en montrant que des collectifs comme le NPNS et le MIR sont, malgré leurs différences, plutôt rares et s’inscrivent dans une démarche de prise en compte de l’identité intersectionnelle qui n’est pas commune à tous les mouvements de luttes, voire minoritaire. La question intersectionnelle apparaissant comme la boîte noire des mouvements sociaux. Poser conjointement la question du féminisme et du racisme est une pratique de lutte très contemporaine. Cette idéologie de convergence de luttes distinctes posant intrinsèquement les mêmes questions voit le jour grâce à des développements intellectuels sur l’identité comme en est le texte de Crenshaw Kimberlé Williams. De là découle la pertinence de sa présence au sein de notre corpus pour envisager les conflits d'intérêts internes et externes à la lutte féministe. L’auteur construit sa théorie en se détachant d’une analyse trop empirique de différents collectifs de mobilisation spécifiques et en s’attachant à une analyse plus globale des enjeux de l’intersectionnalité en terme de “politique de l’identité’. Derrière ce terme l’auteur entend parler de la revendication générale d’une identité par un mouvement, que ce soit les personnes racisées pour le mouvement anti-raciste, les femmes pour les mouvement féministe, les prolétaires pour la lutte des classe. En effet, la question de l’intersectionnalité et donc du cumul des handicaps n’est que très peu soulevée par des mouvements politiques anti-racistes ou féministes qui amalgament ou ignorent les différences internes à leurs groupes et leurs similitudes. Un groupe de femmes n’étant pas uniforme, un groupe racisé non plus, les deux se croisant à l’intersection des femmes racisées. Ces politiques d’identités sont donc intrinsèquement liées mais imperméables à ce constat, chacune étant vouée à ne fonctionner que pour elle-même. Il y a, comme le souligne C. K. Williams dans sa conclusion, une essentialisation de”l’être noir” par le mouvement anti-raciste et une essentialisation de “l’être femme” par le mouvement féministe, laissant les femmes de couleurs dans l’ombre des mobilisations. Par exemple il serait vain d’envisager la question des violences faites aux femmes au simple prisme de l’identité féminine, les formes de cette violence étant fréquemment déterminées par d’autres indicateurs sociologiques tels que l’orientation sexuel, la race ou la classe, pour ne citer qu’eux. Mais, comme le montre le texte, défendre l’idée que les femmes de couleurs seraient plus vouées à subir des violences conjugales viendrait à renforcer le stéréotype racialisant de “l’homme noir violent” et desservirait de facto la cause antiraciste. Les intérêts des uns allant à l’encontre de ceux des autres. Mais, parallèlement, “ce n’est pas en gommant la réalité de la violence interraciale qui frappe les femmes de couleur qu’on fera progresser l’antiracisme”.

Le texte éclaire donc les antagonismes qui vouent malheureusement les deux mouvements militantistes à ne s’accorder mutuellement aucuns crédits. Pour l’auteur, cette méconnaissance des intérêts communs qui traversent les politiques d’identités alimente la division et les tensions entre les groupes dominés. Une lutte n’est pas neutre. Déléguer la question des femmes au féminisme et la question des personnes racisées au collectif anti-raciste c’est faire de l’identité des femmes de couleurs un espace de lutte difficilement accessible au langage et au corps. Il apparaît plausible de se demander si ces deux mouvements sont incompatibles dans le sens où il est fait d’un côté par des femmes blanches pour des femmes blanches et de l’autre par des hommes noirs pour des hommes noirs, l’identité intersectionnelle des femmes de couleur se trouvant délaissée, invisibilisée de chaque espace de mobilisation. L’auteur impose donc comme une nécessité “la prise en compte des multiples sources de l’identité lorsqu’on réfléchit à la construction de la sphère sociale”, à savoir le genre, la race et la classe.

L’impuissance du féminisme à interroger la race aboutit à des stratégies de résistance qui trop souvent reproduisent et renforcent la subordination des gens de couleur, tandis que l’impuissance de l’antiracisme à interroger le patriarcat se traduit par la reproduction trop fréquente de la subordination des femmes au sein de ce courant.

Il en va que, lorsque les femmes de couleur adoptent l’une ou l’autre des postures militantistes supposées par un de ces mouvements anti-racisme patriarcal ou féminisme blanc, elles en délaissent le second ce qui revient à nier leur lien de subordination à l’un d’entre eux. C’est donc nier son identité intersectionnelle, c’est empêcher son émancipation en tant que femme de couleur.

L’auteur continue son analyse par une critique des structures d’assistance aux personnes subordonnées, inadaptées, selon elle,  aux identités intersectionnelles. Elle montre par le concept de la violence comment le racisme et le patriarcat s’influencent mutuellement et par l’analyse des politiques d’assistance à ces violences comment les luttes féministes et les luttes anti-raciste ont échoué à prendre en compte les questions de subordinations intersectionnelles. Pour C. K. Williams il y a un “redoublement de la discrimination sociale”. En effet, vient s’ajouter au stigmate de classe, l’identité de race et/ou de genre, alimentant un difficile accès et une distribution particulière des ressources sociales pour ces femmes doublement, triplement désavantagées. Par l’observation de deux cas de violences masculines subies par les femmes, les coups et les viols, l’auteur montre le caractère, paradoxalement, privilégié de ces femmes blanches battues qui ne cumulent par les “handicaps” sociaux. C.K. Williams analyse les violences faites aux femmes et montre que non seulement, statistiquement, les femmes de couleurs sont plus déterminées à subir les manifestation de violence de la part des hommes mais que les politiques et les structures sociales d’assistances aux femmes battues sont inadaptées à leur profil intersectionnel.

Ces critères d’assistance uniformisés méconnaissent la nécessité, face à des besoins différents, de définir autrement les priorités budgétaires, et ils diminuent en conséquence la capacité des intervenants à répondre aux besoins des femmes pauvres non blanches.”

Le texte affirme une  nécessaire articulation des mouvements, par la convergence des luttes anti-racistes et féministes, dans la bataille pour l’égalité, un but qu’ils se donnent chacun. Pour cela, il faut dans un premier temps que ces mouvements fassent un travail sur eux-même. C’est à dire, s’émanciper de ses logiques de fonctionnements patriarcales pour l’un et de son orientation occidentalocentrée pour l’autre. Le premier obstacle pour ces collectifs sera dans un premier temps d’accepter, sans nier, les reproductions intrinsèques du système face auquel ils luttent au sein même de leur mouvement. Puis, dans un second temps, de faire passer les intérêts de tous avant ceux de quelques-uns, l’éradication des conflits d’intérêts au nom de la construction d’un “Nous”.

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