La science réenchante-t-elle le monde ? :
Les croyances modernes et rationalistes.
« Le progrès scientifique est-il acquis au prix d'un asséchement grandissant de nos représentations du monde ? Est-ce le prix à payer pour se libérer des esprits, des dieux et des croyances ? A l'inverse, la recherche scientifique n'alimente-t-elle pas notre émerveillement en ouvrant sans cesse de nouvelles portes vers des mondes inconnus ? Science réduite à une stricte entreprise rationnelle, science qui fait rêver: la question est ouverte »
Cœur des sciences, « La science désenchante-t-elle le monde ? »
« Pour nous encore, de nos jours, être religieux c'est croire en Dieu, mais ce n'est que la conséquence de presque deux millénaires de façonnage de la mentalité religieuse par le christianisme. »
Alain Testard, « Des dons et des dieux ».1
Jeudi 20 Février 2020, dans un amphithéâtre du pavillon Sherbrooke de l'UQAM, prend place un débat autour de la question éponyme « La science désenchante-t-elle le monde ? ». Pour y répondre du mieux que possible et prendre garde à structurer le débat de manière à éviter les sentiers battus de l'ethnocentrisme, sont réunis autour de la table ronde un ensemble d'individus pour le moins disparate. Sont rassemblés autour de cette question aussi large que métaphysique une pluralité de profils provenant d'horizons de recherche variés, de champs intellectuels divers et ayant de facto un ensemble de connaissances théoriques et pragmatiques tant spécifiques que complémentaires. 5 protagonistes se partagent la parole, quatre hommes et une femme : Angela Konrad, dramaturge et metteure en scène ; Yves Gingras, professeur d'histoire ; Robert Lamontagne, astrophysicien et coordonnateur du Centre de recherche en astrophysique de Québec ; Christophe Malaterre, professeur de philosophie ; Alain Vadeboncoeur, urgentologue, chef du Département de médecine d'urgence de l'institut de cardiologie de Montréal. Les propos sont fluides et cohérents, la parole se diffuse paisiblement et les avis s'opposent, se complètent, s'agrémentent par une approche plurielle du sujet et une composition fleurissante de différents savoirs. Le débat tend à devenir discussion spéculative, ne se donnant pas pour but de répondre à la question par l'affirmation ou la négation de vérité, ce qui selon les termes semble secondaire, mais plutôt par la mise en place de suppositions, basées sur des exemples et des contre-exemples, pour en sortir non pas convaincu mais enrichi. Un paradigme fût cependant observable car sous-entendu tout le long du débat. Il semble en effet probable d'avancer que si il est aujourd'hui possible de constater un effritement croissant du lien magique et surnaturel qui reliait antérieurement l'individu et le monde par les découvertes scientifiques, autrement dit un désenchantement du monde, il est tout aussi possible de constater un réenchantement du monde provenant de différents facteurs contemporains venant rétablir ce lien surnaturel reliant l'individu au monde presque aussitôt après l'avoir rompu. Les anciennes croyances, classiques et traditionnelles, laissant place à de nouvelles mythologies modernes et contemporaines, celles-ci plus complexes à observer et définir. De ce constat ont découlé un ensemble de questions relatives aux liens structuraux entre la société contemporaine et la religion, la rationalité et la croyance qui sont aujourd'hui motrices de cette analyse. En effet, lorsque l'on regarde les statistiques en Occident, on peut observer que notre époque contemporaine, jugée moderne et rationnelle, est ostensiblement accompagnée d'une perte d'influence de la sphère religieuse dans la sphère sociale. Par exemple, au Canada on observe durant la période allant de 1991 à 2001 une augmentation de trente-deux pourcent d'individus se déclarant sans religion. Partant de ce constat, nombre de chercheurs se sont mis à théoriser la religion comme étant substantiellement contraire à la modernité et son rationalisme, venant dans un premier temps généraliser à l'ensemble du monde ce qui est réductible à l'Occident et dans un second temps monopoliser la définition de la religion en la réduisant strictement aux grandes formes classiques et historiques. Or, la religion ne peut pas se réduire à la croyance en un ou plusieurs Dieu, définition occidentalocentrée venant galvauder une pluralité de phénomènes. Si on peut actuellement dénoter une décroissance du nombre de pratiquants au sein des grandes formes classiques de religion monothéiste, il faut alors déplacer son regard et questionner les nouvelles formes de croyances générées par notre époque ou, pour reprendre le fil conducteur du débat, questionner ces nouvelles formes de réenchantement du monde et se demander, si oui ou non, on peut les considérer comme des phénomènes relevant de la religiosité. Or à quel moment peut on considérer ces croyances modernes, qu'elles soient scientifiques, politiques, économiques ou sociales, comme des phénomènes religieux, quelle est la ligne séparant les deux interprétations ? Pour répondre à cette problématique nous tenterons dans un premier temps de réajuster notre appréhension du phénomène religieux. Une appréhension rigide influencée par des représentations traditionnelles et occidentalocentrées nous empêchant de repenser objectivement les nouvelles formes de croyances qui traversent notre modernité. Secondement, la définition de la religion étant élargie, nous définirons, sans chercher à être exhaustif, différentes croyances qui caractérisent paradoxalement le rationalisme à l'occidental. Finalement par un regard croisé sur ces différents points nous nous demanderons si le monde occidental contemporain, moderne et rationaliste, ne serait pas tout simplement vecteur de nouvelles formes de religions substantielles à son existence mais qu'il tente inlassablement de nier.
Une définition classique, stricte et occidentalocentrée de la religion.
L'une des grandes questions métaphysiques de notre modernité portée dans les horizons de la réflexion scientifique par Max Weber dans son ouvrage Le savant et le politique2, est de savoir si le monde occidental, moderne et scientifique par essence, ou du moins dans son rapport à lui même, ne connaîtrait pas progressivement un désenchantement du monde. Pour l'auteur, qui appréhende la religion sous le paradigme du fonctionnalisme, c'est une certitude affichée : la science réduit les fonctions cognitives de la religion en infirmant progressivement ses postulats ''divins'', la rendant de facto de plus en plus irrationnelle aux regards des découvertes scientifiques. Autrement dit, l'action humaine prendrait graduellement, au fil de ses découvertes, le pas sur l'action divine3. Pour Max Weber le constat est simple : le monde occidental connaît un processus de rationalisation qui conduit à un désenchantement du monde. Notons tout de même que Max Weber n'identifie pas la religion à l'irrationnel, au contraire, il considère que les actes revendiqués par la religion sont des actes rationnels .En effet, pour lui, « Les formes les plus élémentaires du comportement motivé par des facteurs religieux ou magiques sont orientés vers la monde d'ici bas. Les actes prescrits par la religion ou la magie doivent être accomplis afin d'avoir bonheur et longue vie sur la terre. »4. Ce qu'il cherche à démontrer, notamment dans son ouvrage l'éthique protestante et l'esprit du capitalisme c'est que la rationalité religieuse joue un rôle important dans le développement de la modernité. Modernité qui par la suite tend à s'émanciper de ce rationalisme religieux par un rationalisme scientifique. Dans ce cheminement intellectuel c'est la science qu'il oppose à la religion.
Tout comme les protagonistes du débat l'ont fait avant nous, nous partons ici de cette citation de Max Weber car elle a la pertinence théorique de refléter deux enjeux de taille au sein du champ de recherche en science de la religion. Effectivement, la rationalisation et le désenchantement sont deux enjeux situés au cœur des débats opposant les théoriciens pour la mise en place d'une définition se voulant légitime, car objective et impartiale, de la religion, et cela notamment dans ses formes contemporaines. En effet, si la laïcité et la sécularisation sont des phénomènes contemporains qu'on ne peut nier et qui semblent aux premiers abords affirmer la théorie de Max Weber, l'étude spécifique et objective de ces deux phénomènes portée à l'ensemble du monde montre bien au contraire la complexité de la réalité religieuse, ou plutôt des réalités religieuses, tant bien passées que contemporaines. Il semble tout d'abord nécessaire d'être au clair avec les notions que nous employons et leur définition pour ne pas les confondre entre-elles car, parlant sensiblement du même sujet, elles n'en éclairent pas pour autant les mêmes phénomènes.
La Laïcité, issue du Latin Laos « le peuple », en opposition à Klerikos (le clerc) terme qui désigne les institutions proprement religieuses, est un terme désignant le principe de séparation au sein de l’État nation de la société civile et de la société religieuse notamment par l'autonomisation des institutions sociales de toutes formes de représentations ou de références à une religion spécifique. La laïcité questionne en ce sens le lien entre le rôle de l’État et la place de la religion comme institution sociale pour finalement assurer l'indépendance du politique et des administrations publiques vis-à-vis des normes religieuses. Elle peut ainsi renvoyer à des choses différentes :
1.Neutralité de l’État ou des institutions par rapport au fait religieux.
2. Liberté de conscience religieuse
3. Égalité entre les individus porteurs de convictions religieuses différentes.
Très tôt les sociologues ont reconnu que la laïcisation est un processus que l'on retrouve dans beaucoup de pays mais que celle-ci prend des formes différentes selon les espaces, les cultures et les contextes donnés. Tous les pays ne traitant pas ces trois critères de la même manière.
A contrario de la laïcité qui commence et se termine dans le cadre des institutions et de la politique, la sécularisation, concept plus récent, touche l'ensemble de la société. Le concept a été largement utilisé aux États-Unis dans les années 60 avant de perdre en signification dans les années 90. Il est issu du latin secular qui signifie le passage de la sphère religieuse à la sphère non-religieuse. L'idée sous-tendue par le terme est celle d'une perte de pertinence sociale de l'univers religieux dans une société donnée. Le processus de sécularisation implique que la religion n'est progressivement plus une référence dans la vie et dans le sens donné au monde par les individus. La sécularisation s'observe donc par une moindre influence des prescriptions religieuses sur les comportements de la vie quotidienne.
Or deux choses sont ici à souligner. La première est que il n'y a pas un type unique de laïcité, celle-ci peut prendre différentes formes et différents sens selon le temps, l'espace et le contexte donné. Au même titre qu'il y a des religions, il y a des laïcités. Par exemple il est révélateur de faire une légère comparaison de la laïcité en tant que valeur effective et instituée en France et aux États-Unis. Pour comprendre les divergences dans l'institution de la laïcité et les différentes politiques qu'elle sous-tend, il faut comprendre que sa mise en place est fortement liée à l'histoire religieuse du pays et aux différentes formes que celle-ci a pu prendre à travers les ages. Pour ce qui est de la laïcité aux États-Unis, si la constitution avance qu'il n'y a aucun privilège distinctif entre les religions sur son territoire et aucun avantage à être ou ne pas être religieux, il est cependant bien vu d'être religieux et notamment catholique. N'oublions pas non plus qu'à son élection le président des États-Unis prête serment en posant la main sur la Bible. Au contraire, en France, si la constitution fait de la liberté de confession une valeur fondamentale et affirme l'égalité entre toutes formes de religion, il n'en reste pas moins très mal vu d'exposer de manière ostentatoire des signes d'appartenance religieuse. On comprend bien ici que le terme de laïcité englobe donc un ensemble de possibilités, de représentations et de pratiques protéiformes déterminées par les lieux, les époques et la culture. Secondement, si les laïcités sont belles et bien des dynamiques de plus en plus observées dans les sociétés contemporaines (comparativement aux états-confessionnels et aux états athées) ce n'est pas le cas de la sécularisation qui est certes un phénomène existant mais qui ne doit pas venir invisibiliser la persistance de croyances, de confessions et d'affiliations religieuses au sein même des sociétés contemporaines qui composent le monde que celles-ci soit laïques, religieuses, athées ou multiconfessionnelles. En effet, la séparation de l’État et de la religion n'a pas nécessairement d'impact sur la confession des individus composant la société. Même si on observe au Canada une augmentation de trente-deux pourcent d'individus se déclarant sans-religion entre 1991 et 2001, on y observe également une persistance du sentiment d'appartenance de certains individus à leur religion d'attache. Ainsi on constate une constante dans le nombre d'individus se déclarant catholiques au Québec de 1971 où ils étaient 83,9% selon les sondages à 2001 où il sont encore 83,5%. Même si on observe une recrudescence de la pratique religieuse, cela n'a pas nécessairement un impact sur les croyances et les affiliations religieuses. On comprend bien ici que le terme de sécularisation est largement galvaudé, généralisant à l'ensemble du monde un phénomène majoritairement réductible à l'Occident et qui, même au sein de l'occident, reste discutable. Finalement, si les notions de laïcité et de sécularisation témoignent de réalités mesurables statistiquement et montrent une baisse d'influence à la fois politique et sociale des formes classiques de religions dans les sociétés occidentales cela ne doit en aucun cas invisibiliser leur persistance et les nouvelles formes que celles-ci peuvent prendre en lien avec les évolutions techniques. En effet, le problème majeur de ces deux notions est qu'elles ont tendance de réduire la compréhension du phénomène religieux aux « phénomènes d’appellation contrôlée que constituent les grandes traditions confessante »5 sans interroger les contexte et les nouvelles formes de croyances observables. En effet, il semblerait que la modernité ne soit pas substantiellement contraire à la religion et que l'enjeu ici soit de saisir « comment la modernité, dans ses formes les plus avancées, est susceptible de créer d'autres mythes et d'autres système de croyance que ceux que connaissaient les anciens »6.
Les nouvelles formes de croyances : des croyances hybrides aux croyances modernes, les phénomènes de religiosité incompris des définitions classiques.
Il semble tout d'abord important de souligner que, si le postulat de Max Weber sur le désenchantement du monde est largement connu du champs universitaire, un grand nombre de chercheur.ses semblent tout autant se poser en désaccord face à sa théorie jugée « ethnocentriste », comme l'affirme l'anthropologue Jack Goody7. En effet un débat théorique exponentiel précède à l'appréhension de la théorie de Max Weber dans lequel il s'agit tout d'abord de définir ce qui constitue l'essence même du phénomène religieux. En ce sens, ce qui caractérise dans un premier temps la sociologie des religions, c'est avant tout l’indétermination de son objet d'étude. Notre but étant d'ouvrir notre appréhension du phénomène religieux pour en comprendre ses nouvelles formes contemporaines, nous tenterons dans un premier temps de mettre l'accent sur la diversité et la complexité des phénomènes en cause ce qui implique de se baser sur une définition la plus large, objective et impartiale possible. Cependant nous avons aussi conscience de l'impossibilité d'arriver à une définition universelle de la religion, l'envisager comme un phénomène humain étant déjà en soit une posture particulière. Conscient de ces différentes contraintes, nous prenons ici la religion comme un phénomène social constitué autour d'une ensemble de symboles instituant ce qui est sacré et corollairement profane. La religion se défini par un ensemble de croyances et de pratiques centrées sur la relation entre les humains et le surnaturel et ayant pour fonction de donner du sens et de la cohérence au monde.
Au regard de cette définition, on comprend aisément que le terme employé de « désenchantement » est directement problématique car venant invisibiliser la persistance de formes religieuses au sein même de sociétés ''laïques'' mais aussi les nouvelles formes de croyances ''religieuses'' que l'on observe dans les sociétés modernes. En effet, la modernité, tant scientifique qu'elle soit, n'est pas fondamentalement opposée à l'exercice de la religion. Elle peut même en être porteuse de formes nouvelles et hybrides. Les sociologues des religions contemporains ont observés que en parallèle de la dynamique séculaire occidentale, se met en place, avec la mondialisation économique, une mondialisation des religions qui ne se limitent maintenant plus aux frontières et deviennent ainsi transnationales (on parle ainsi de catholicisme mondial), concurrentielles (Sunnites et Chiites), avec des formes hétérodoxes apparentes, concurrentes de la forme initiale (pentecôtisme, protestantisme évangélique) et parfois même très agressives (le Bouddhisme en Birmanie). Ces nouvelles formes de religions, parfois dérivées de formes plus classiques, parfois neuves, se sont étendues très rapidement. Olivier Roy, spécialiste des religions, parle d'ailleurs de « religion sans culture »8 pour définir ce phénomène de mondialisation des religions. Mais comment expliquer les transformations des formes classiques de religions et l'arrivée de nouvelles croyances que l'on observe dans les sociétés modernes ? Deux enjeux sont sous-tendus par ce questionnement : savoir observer les mutations religieuses contemporaines et savoir chercher la religion là ou on l'attend le moins. Questionnons dans un premier temps le rôle historique de la religion comme institution venant donner du sens et de la cohérence au monde pour ensuite se demander si il est tout simplement possible pour une société « de faire l'économie d'une représentation d'elle-même qui ne soit pas fondée dans des mythes, des croyances et des rites d'intégration »9. Nous soulignerons ici les liens structuraux, car se donnant les mêmes buts, entre les nouvelles formes de politiques et les anciennes formes de religions en se demandant si les sociétés occidentales, après avoir fait une politique de la religion (Loi sur la Laïcité), ne seraient-elles pas inscrite dans un dynamique de religion de la politique. Il semble ici légitime de se demander, à l'instar de E. Durkheim « Quelle différence essentielle y a-t-il entre une assemblée de chrétiens célébrant les principales dates de la vie du Christ, ou de juifs fêtant soit la sortie d’Egypte soit la promulgation du décalogue, et une réunion de citoyens commémorant l’institution d’une nouvelle charte morale ou quelque grand événement de la vie nationale? »10.
La croyance étant une donnée anthropologique universelle et le fatalisme de l'incertitude et du doute n'étant pas une options, la religion est historiquement venu donner du sens à l'existence des individus, une place dans le monde auquel elle assurait ordre et stabilité. Elle est par là ce qui a pu donner naissance à un ordre social et à une structure hiérarchique rendue possible car légitimée par le divin, par ce qui faisait ''sens''. Certains sociologues allant même jusqu'à dire qu'il n'y aurait ni société, ni regroupement d'être humains sans la religion. C'est ce sens divin donné au monde, à la vie, caractérisé par des représentations, des croyances en des dogmes, des pratiques et des préceptes qui selon Max Weber serait sujet au désenchantement. Le désenchantement serait donc la perte de sens des valeurs, des dogmes et des préceptes religieux face au rationalisme du monde contemporain et ses avancées scientifiques. Selon lui, par la modernité et au rythme des découvertes qui lui sont intrinsèques, nous sommes progressivement voués à ne plus légitimer la religion comme une source de production de connaissance et de sens. La rationalité scientifique viendrait donc graduellement remplacer, en répondant de manière rationnelle aux questions existentielles jusque là restées sans réponses, les croyances surnaturelles portées par les formes dominantes de la religion dans l'appréhension du monde. Cela étant, il semble nécessaire de souligner que différents paradigmes (structuralisme, fonctionnalisme, individualisme méthodologique, etc) pour envisager la religion en tant que structure venant répondre aux questions existentielles et donner du sens au monde ont vu le jours chez les intellectuels et plus particulièrement chez les sociologues dits ''de la religion''. Il semble aussi nécessaire de préciser que, la sociologie des religions s'étant développée dans un concept de sécularisation, la plupart de ses penseurs sont des européens, du moins à ses origines dans les années 60 et que les grands paradigmes venant théoriser le phénomène et définir le concept laissent généralement place à un occidentalocentrisme dont il faut savoir protéger sa propre analyse. Nous ne ferons pas ici un rapport exhaustif de ces différents paradigmes, car l'étude de ceux-ci n'est pas le but premier que se donne cette analyse structurée par une injonction de taille et de temps. Pour vulgariser les débats et les situer selon notre objet d'étude nous opposerons le paradigme situant la religion selon une grille de lecture stricte et réservée aux « phénomènes d’appellation contrôlée »11 que constituent les grandes traditions confessantes et le paradigme avançant « qu'il serait temps de revoir notre appréhension du phénomène religieux, qui se situe trop selon des schémas classiques et traditionnels »12 pour apprendre à saisir les déplacement de la religion dans la modernité.
Au prisme d'une documentation plurielle, variée et internationale, il semble possible d'éclairer ce second paradigme qui, saisissant les déplacements de la religion dans la modernité, nous montre en quoi des phénomènes sociaux que l'on opposerait dans un premier rigoureusement à la religion, ne sont finalement pas si éloignés que ça de cette dernière. La religion ayant pendant plusieurs centaines d'années encadré chaque parcelle de notre individualité il semble complexe même pour le chercheur, de se détacher de ce lourd passé religieux dans sa définition objective de la religiosité. Or, comme en témoigne l'analyse de Jorg Stolz et Judith Könemann, qui éclaire les liens structuraux entre la religion et la politique, on ne peut que constater les parallèles entre ces deux institutions qui se donnent des buts similaires et pour lesquels elles rentrent en concurrence. Les auteurs en dégagent trois :
1. « Le pouvoir au niveau de la société entière »13
2. « le pouvoir l'influence et l'hégémonie de l'interprétation »14
3. « La demande individuelle de bien »15
Ces deux institution sont donc en constante opposition pour le pouvoir, celui de dominer, de définir, de donner et de prendre. Or ce pouvoir, pour qu'il soit accepté et reconnu doit se fonder sur la légitimiter de l'exercer. Or qu'est ce que la légitimité sinon la croyance des individus en celle-ci. La légitimité étant l’enjeu de croyance on réalise que les liens mystique qui unissent les pratiquants à leur religion sont similaires par les symboles et les rites qu'ils sous-tendent (différents mais relevant de la même mysticité) à ceux unissant les citoyens à leur pays. C'est justement ce que va se donner pour but de démontrer notre troisième partie. En effet, si les raisons pour lesquelles les concepts tels que la sécularisation et la laïcité voilent les mutations contemporaines des formes classiques de religion sont maintenant claires, il semble nécessaire de souligner en quoi les valeurs laïques et rationnelles investies par la société (politique, science, économie, etc) font partie de croyances qui, il s'agira de le démontrer, sont plus proches du phénomène religieux qu'on ne voudrait le croire.
Regards croisés: Peut-on parler de phénomène religieux et de nouvelles formes modernes de religiosité.
Notre deuxième partie est imposante et comporte un ensemble d'informations diverses et variées qui peuvent sembler au premier abord lourdes en compositions théoriques et en postulats scientifiques souvent distincts ou contradictoires. Nous en avons bien conscience. Mais ce qu'il faut bien comprendre aussi c'est que celle-ci est une étape conditionnelle, si ce n'est obligatoire, à la structuration de notre analyse pour pouvoir maintenant, au prisme de deux auteurs qui analysent les formes politiques et économiques de la religion, montrer en quoi notre modernité contemporaine est traversée par un ensemble de phénomènes religieux qui ne portent pas leur nom. En effet, par une légère rétrospective sur l'appréhension de la définition de la religion ? des phénomène dits de religiosité et leur évolution spatio-temporelle, par la définition de concepts tels que ''la sécularisation'' ou la ''laïcité'' et par la critique de l'occidentalocentrisme substantielle à l'approche moderne de la religion et de ses nouvelles formes, nous construisons l'ossature théorique de cette analyse. Au regard de ce que nous avons démontré jusqu'ici nous pouvons maintenant exposer l'idée selon laquelle bien des phénomènes aujourd'hui, naturalisés dans notre cosmologie sociale contemporaine, renvoient tout autant à des phénomènes de religion guidée par la croyance que ne le renvoyaient à leur époque les anciens systèmes de croyances. C'est du moins le postulat de deux auteurs : Emilio Gentile qui a théoriser le concept de « religion politique »16 et Walter Benjamin qui théorise « le capitalisme comme religion »17.
Pour structurer notre pensée nous la formulerons autour de la thèse avancée par ces deux auteurs parlant de deux phénomènes sociaux dits rationnels et modernes mais relevant d'un tel niveau de croyance qu'il semblerait légitime de parler de religion. Pour Emilio Gentile, la politique peut être investie de valeurs transcendantes et jouer pour les individus et la collectivité le même rôle de guide moral, de garant de l'existence que jouent les religions. Le champ politique devient le pivot de croyances, de rites et de symboles. Dans les sociétés occidentales, la religion a perdu beaucoup de place, elles sont comme on l'a vue, plus ou moins sécularisées. La question est de savoir si le peuple ne s'est pas porté sur quelques chose d'autre à savoir la politique mais non pas comme une doctrine particulière mais comme quelque chose qui caractérise l’État. Est ce que le peuple ne s'est pas porté sur une religion politique ?
La religion politique est un terme ancien datant du XVIe siècle. A son origine on parle majoritairement d'un usage politique de la religion. Grâce au travail effectué par Emilio Gentile, son appréhension a aujourd'hui changé, on donne au terme un sens plus large : il s'agit de la sacralisation de la politique qui advient quand on attribue à une entité qu'est la nation, l’État, le parti ou la classe sociale, les caractéristiques d'une entité sacrée. Pour Emilio Gentile, le concept de religion de la politique s'applique à des sociétés séculières et donc principalement occidentales. Les révolutions sociales que sont la révolution Française de 1789 et la révolution américaine de 1775, font partie des premières expériences de sacralisation du politique car elles portent en elles plusieurs éléments mystique de l’État nation, à savoir l'annonciation d'une ère nouvelle, d'un salut de l'humanité. Selon lui, la religion politique n'est pas à comprendre en la limitant à un moyen instrumental d'asseoir une domination. Certes il est probable que celle-ci soit instrumentaliser pour maintenir une domination mais cela n'explique pas pourquoi les individus ne se révoltent pas face à celle-ci. En effet si révolte il n'y a pas c'est parce que le champ politique est investi de valeurs sacralisé et de croyances et c'est cela qu'il faut questionner. Pour cela, il va allait chercher différents exemples dans la démocratie américaine, dans la démocratie française du XVIII mais aussi dans le Fascisme Italien, le Nazisme et la Russie communiste, etc. Il va également se pencher sur des cas plus contemporains comme la Chine de Mao, la Corée du Nord, etc. Il va chercher à travers ces différents exemples à dégager des invariants de ce que serait la religion de la politique. Emilio Gentile s’appuie aussi sur Tocqueville qui considérait que pour exister, une communauté politique doit s'appuyer sur des croyances collectives et que pour celle-ci soit durable il faut qu'elle ait un caractère dogmatique.
Pour définir son concept de religion politique il va mettre au point 4 caractéristiques :
C'est un mouvement fondé sur une consécration de l'hégémonie d'une entité collective séculière (l’État) structuré autour d'un système de croyance et de mythes qui définissent le sens donné à l'existence sociale.
Cette consécration se base sur un ensemble de codes de conduite éthique et sociales, de normes reliant les individu à l'entité consacré (lois, constitution, etc). Ces codes viennent formaliser les liens sociaux supposés.
Au sein de cette entité sont défini une communauté d'élus, pour qui l'action politique est défini comme une fonction messianique. (députés, sénateurs, ministres, président, etc)
On y institue une liturgie politique, des symboles autour d'une histoire qui tend à se sacraliser. Celle-ci est périodiquement actualisée par le cultes d’événements rituels ou de quelques figures qui matérialisent cette communautés et son histoire. Institution d'une liturgie politique et la symbolique d'une histoire sacrée périodiquement actualisée. Culte de quelques figures qui matérialisent la communauté, l'entité collective et son histoire. (commémoration de grandes guerres, fêtes nationales, ect)
Rafraîchissons nous la mémoire, nous avons définit la religion comme un ''phénomène social constitué autour d'un ensemble de symboles instituant ce qui est sacré et corollairement profane. La religion se défini par un ensemble de croyances et de pratiques centrées sur la relation entre les humains et le surnaturel et ayant pour fonction de donner du sens et de la cohérence au monde''. Par un regard croisé sur notre définition et les quatre caractéristiques développées par Emilio Gentille il semble effectivement pertinent de parler de la politique comme nouvelle forme de religion, investit de symbole, de rites, ayant des représentants et des codes séparant le sacré du profanes, le juste, le légale, de l'injuste, de l'illégale, donnant un sens au monde et y instituant un ordre par sa cohérence rationnelle. Finalement, on comprend qu'au sein des sociétés séculières c'est la croyance en des valeurs politiques qui remplace la croyance en des valeurs surnaturelles mais cela reste indéniablement de l'ordre de la croyance. En effet, si on peut observer une perte de pertinence des religions classiques dans les sociétés contemporaines, on observe néanmoins la persistance de croyances à différentes échelles et au sein de différents secteurs et notamment de la politique, le nationalisme étant une forme poussé de cette sacralisation du politique et le fascisme une forme extrémiste.
Finalement, l'analyse fait du capitalisme comme religion par Walter Benjamin à la pertinence théorique de venir compléter la thèse de Max Weber selon laquelle le monde connaîtrait un désenchantement en y ajoutant l'idée d'un réenchantement. En effet, comme on l'a vue, pour Max Weber, la rationalité religieuse à jouée un rôle crucial dans la mise en place du capitalisme et donc de la modernité. Par la suite, la modernité, se fondant progressivement sur des valeurs scientifiques, s'est émancipée des postulat religieux pour les remplacer par ceux de la science étant jugée comme la nouvelle source légitime de rationalité. Comme Max Weber, Walter Benjamin avance que le capitalisme s'est fondé sur la religion avant de s'en émanciper et de devenir sa propre religion monothéiste axée autour du culte de l'argent, ce dieu suprême. Or, « qu'y a t-il de pire que le culte de l'argent au sein d'une société miséreuse ? »18 Rien, le capitalisme créer la misère aux même endroits où il se targue d'apporter le bonheur, il amène la pauvreté en parlant de richesses, génère le sentiment de manque là où nous reposons en réalité sur l'abondance, il donne des fausses solutions à ses propres problèmes. En ce sens le capitalisme sert « essentiellement à apaiser les mêmes soucis, les mêmes tourments et les mêmes inquiétudes auxquels ce qu'il est convenu d'appeler la religion donnait autrefois réponse »19. En effet tout comme la politique, le capitalisme est fondées autours de symboles, de rites, de cultes et de croyance qui en font un phénomène religieux à part entière. Pour Walter Benjamin, le système capitaliste tire sa légitimité de la croyance selon laquelle il serait conditionnelle à notre modernité. Le capitalisme est en effet ce système économique basé sur une ordre et une organisation stricte, symbolique, cultuelle et ritualisée qui, en générant des problèmes sociaux et des inégalités qui lui sont substantielles, se targue de chercher à les résoudre. En effet, en plus de créer de la misère dans cette courses à l'argent et de prétendre y répondre, la croyance dans les valeurs du capitalisme est génératrice de ce que l'auteur nomme « l'imaginaire du manque » générant des envies et de la frustration de ne pas pouvoir y répondre, ce qui nous pousse à nous vouer cœur, corps et âme au culte. Pour Walter Benjamin, la capitalisme est une religion « extrêmement cultuelle »20, non pas expiatoire mais « culpabilisante »21 créant le manque, les stigmates (chômeurs), la frustration (publicité) et fondée autour d'un culte, week-ends, congés, RTT, etc qui ne sont que « des conquêtes en trompe-l’œil trop vite cédées à la sphère marchande »22.
« On n'est pas ici, certe, face à un phénomène appelé religieux, car moderne et très différent des religions ''traditionnelles'', celles qui inscrivent, selon des représentations spécifiques et historiques, dans l'imaginaire collectif, ce qu'est le religieux. Mais il serait temps de revoir notre appréhension du phénomène religieux, qui se situe trop selon des schémas classiques et traditionnels pour comprendre et appréhender la pour le moins surprenante confiance, croyance dont on investit la structure capitaliste et son ordre rationnel. »
Walter Benjamin, « Le capitalisme comme religion ».
Finalement, qu'elles différences y a t-il entre la croyance en un ou plusieurs Dieu venant assurer l'ordre et la cohérence du monde et la croyance en un système économique guidées par des lois rationnelle mais pour le moins mystique tels que la main invisible, le libre échange, la méritocratie, venant assurer l'ordre et la cohérence du monde ?
Qu'elles différence y a t-il entre déposer des offrandes dans un lieux de culte et déposer un bouquet de fleur sur un lieu de commémoration historique ou bien encore déposer un bulletin dans une urne ?
Comme nous l'avons vue tout le long de cette analyse notre rapport rigide aux phénomène religieux, générant une stricte définition de ce qu'est la religion dans l'imaginaire collectif nous empêche de penser les nouvelles formes de croyances qui traversent notre contemporanéité. Oui on observe une baisse d'influence, qu'elle soit politique ou sociale, des formes classique de religions monothéiste. Mais cela ne doit en aucun cas venir invisibiliser les évolutions et mutations que connaissent ces formes de religions classique, leur déplacement dans l'espace et dans le temps, leur transformation selon les contextes. Cela ne doit pas venir nier le caractère potentiellement religieux de certaines formes de croyances qui sont venues remplacer les formes classiques.
Soulignons cependant que toutes formes de croyances contemporaines ne sont pas pour autant des formes de religion et qu'il faut toujours protéger son analyse des raccourcies théoriques en respectant une définition stricte mais objective, impartiale et moderne de ce qu'est la religion. Finalement, au regard de ce que nous venons d'avancer, à savoir l'ouverture théoriques dans l'appréhension des formes moderne de la religion politique et capitaliste, il en vient de se demander comment se forme les croyances et les rituels : Faut il croire pour ritualiser ou, au contraire, c'est la pratique des rites, l'usage des symboles qui permet d'enraciner les croyances ? Qu'est ce qui conditionne l'autre ?
BIBLIOGRAPHIE:
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Durkheim. E. (1912), Les formes élémentaires de la vie religieuse. Le système totémique en Australie. Paris: Les Presses universitaires de France, 1968, cinquième édition, 647 pages.
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Stolz. J. et Könemann. J. (2015). Chapitre 1. Théorie : la concurrence des offres religieuses et séculières dans la société de l'Ego.
Testart. A. (2006). Chapitre 1. Introduction à l'étude des religions. En ligne.
Weber . M. (1919), Le savant et le politique. Paris: Union Générale d’Éditions, 1963, 186 pages.
Weber. M. (1904-1905), L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme.Suivi d’un essai.Paris : Librairie Plon, 1964, 341 pages.
NOTES :
1 Testart. A. (2006). Chapitre 1. Introduction à l'étude des religions. En ligne.
2 Weber . M. (1919), Le savant et le politique. Paris: Union Générale d’Éditions, 1963, 186 pages.
3Citation de Max Weber dans Lemieux, R. (2000). Sécularités religieuses. Syndromes de la vie ordinaire.
4 Weber. M. (1904-1905), L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme.Suivi d’un essai.Paris : Librairie Plon, 1964, 341 pages.
5Lemieux, R. (2000). Sécularités religieuses. Syndromes de la vie ordinaire. p.25
6Ibid. p.20
7Goody. J. (1999), L'Orient en Occident. Paris : Editions de la Maison des sciences de l'homme.
8 Roy. R. (2012). La Sainte Ignorance. Le temps de la religion sans culture. In: Archipel, volume 83.
9Lemieux, R. (2000). Sécularités religieuses. Syndromes de la vie ordinaire.
10 Durkheim. E. (1912), Les formes élémentaires de la vie religieuse. Le système totémique en Australie. Paris: Les Presses universitaires de France, 1968, cinquième édition, 647 pages.
11Lemieux, R. (2000). Sécularités religieuses. Syndromes de la vie ordinaire.
12Benjamin. W. (1921). Le capitalisme comme religion. Edition Payot et Rivages.
13 Stolz. J. et Könemann. J. (2015). Chapitre 1. Théorie : la concurrence des offres religieuses et séculières dans la société de l'Ego. p.42
14Ibid p.42
15Ibid p.43
16 Gentile. E. (2005), Les religions de la politique, entre démocratie et totalitarisme. 304 pages.
17Benjamin. W. (1921). Le capitalisme comme religion. Edition Payot et Rivages.
18Benjamin. W. (1921). Le capitalisme comme religion. Edition Payot et Rivages. p.20
19 Benjamin. W. (1921). Le capitalisme comme religion. Edition Payot et Rivages. p.50
20Benjamin. W. (1921). Le capitalisme comme religion. Edition Payot et Rivages. p.23
21Ibid p.23
22Ibid. p .24