A peine quinze jours après que Bertrand Nzohabonayo a blessé trois policiers à coups de couteau avant d’être tué par un officier de police, les déclarations et les rumeurs se sont succédé dans des directions divergentes voire complètement opposées (voir l’article éclairant de Mediapart). Bertrand Nzohabonayo était-il un terroriste tombé dans l’extrémisme islamiste, un délinquant en altercation régulière avec les forces de l’ordre ou simplement un jeune désœuvré et livré à une montée inquiétante des provocations entre policiers et habitants de quartiers dits difficiles ?
Répondre à une telle question dans un contexte aussi grave (trois policiers représentant l’Etat ayant été blessés) et dramatique (la mort d’un jeune homme tué par balles) supposerait de prendre toutes les précautions et de laisser le temps aux enquêteurs puis à la justice de rendre leurs conclusions. Pourtant, il semblerait que notre société ait instauré et systématisé deux étapes préalables pour hâter ces conclusions : l’« enquête » médiatique et la sentence politique. Dans un pays où les affaires Calas ou Dreyfus devraient nous inciter à distinguer les pouvoirs politique et médiatique du pouvoir judiciaire, il y a de quoi s’étonner et s’alarmer.
1. Le temps médiatique
La plupart des médias actuels installent une culture de l’instantané que symbolisent par exemple les chaines d’information en continu ou les réseaux sociaux, ces derniers prenant en général le contrepied des médias « officiels » pour propager des rumeurs complotistes.
Tout le monde prend sa part à ce jeu de l’instantané. L’affaire de Joué-les-Tours a ainsi suscité le jour-même un tweet du Premier Ministre Manuel Valls et une visite éclair du Ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve. Dans les jours suivants, nous avons eu droit à des interprétations politiques hâtives et hasardeuses, voire complètement stupides à l’instar de celle du Président du Conseil Général de l’Essonne Jérôme Guedj qui parle d’« importation des conflits en Syrie, en Irak sur le territoire national » alors même que l’enquête n’a pas débuté. Même le Parquet y va de sa réaction médiatique en organisant une conférence de presse qui peine à démentir les rumeurs faute d’élément nouveau sur une enquête qui en est encore à ses balbutiements.
Peu importe donc que les éléments manquent : tant qu’il y a des réactions, il y a de l’« information ». Il s’agit là d’une conception du journalisme qui manque pour le moins d’ambition et qui privilégie l’écume des jours au détriment des faits et de la recherche de la vérité. L’effort de l’investigation et le temps de l’analyse laissent place à la facilité du commentaire et à la poursuite de l’audimat à moindre coût.
2. Le temps politique (ou politicien)
Nos élus et représentants, non contents de céder au court-termisme sur les questions économiques et sociales, s’y abandonnent désormais également sur les questions judiciaires.
L’affaire de l’incendie criminel des locaux de Charlie Hebdo en 2011 est intéressante à ce titre. Une majorité de médias et de responsables politiques avaient alors condamné l’incendie du magazine en établissant un lien avec l’opposition de certains musulmans aux caricatures du prophète Mohammed. Nous avons même eu droit à une condamnation – solennelle ou grandiloquente, selon les goûts – de l’imam médiatique Chalghoumi : « si ces gens là sont des musulmans, j'aimerais dire que ce sont des pratiques qui ne défendent en aucun cas l'image de l'islam ni l'image du prophète de l'islam ». Pourtant, plus de trois ans après les faits, aucun lien n’a été établi entre l’incendie des locaux de Charlie Hebdo et les caricatures publiées sur l’islam et son prophète. Mais qui s’en soucie aujourd’hui ? Le temps médiatique et les réactions politiques ont enraciné dans notre conscience collective qu’une partie des musulmans était capable d’incendier les locaux d’un journal dès lors que leur religion était caricaturée. Où sont nos inquisiteurs de l’immédiat, prompts à faire le travail des policiers et de la justice ?
Sous l’influence des médias de l’instantané, nos représentants politiques fragilisent un principe fondamental en démocratie et inspiré de nos philosophes des Lumières : la séparation des pouvoirs parlementaire, exécutif et judiciaire. Ils nient également la présomption d’innocence. Et, plus grave encore, ils alimentent une psychose terroriste alors même que le rôle de « responsables » politiques est d’appeler à la retenue pour éviter les réactions de panique. Ce qui vaut pour le virus Ebola doit aussi valoir pour la « menace terroriste » : le plus important est d’éviter des psychoses inutiles tant que les expertises et enquêtes n’ont pas rendu leurs conclusions.
3. Le temps judiciaire
Dans le flot médiatique et politique, le temps judiciaire est devenu trop long et donc négligé. Lorsque ce temps judiciaire vient démentir les temps médiatique et politique, cela n’intéresse plus personne. Ainsi de la fausse agression du RER D en juillet 2004 qui avait suscité des réactions en meute de nos responsables politiques, y compris de Jacques Chirac et Dominique de Villepin alors Président de la République et Premier Ministre. Dénonçant dans la précipitation, tels des moutons de Panurge, un acte antisémite, l’enquête avait fini par les contredire en concluant à un faux témoignage de la victime.
Nous vivons ainsi dans une société dont l’imaginaire est nourri de fantasmes décorrélés des faits sur lesquels doit s’appuyer l’enquête judiciaire. La propagation de ces fantasmes nourrit à son tour les théories du complot qui embrument l’esprit de nombreux jeunes. Ceux-ci ont raison de s’indigner mais ont tort de s’enfermer dans des théories qui poussent à la résignation. Ces approximations poussent une autre partie de la société vers des solutions illusoires comme celles du Front National qui utilise ces peurs-fantasmes pour proposer des solutions à des problèmes inventés ou largement exagérés. Faisant allusion à Joué-les-Tours, Florian Philippot affirme ainsi : « Le pouvoir a de telles pudeurs vis-à-vis de l'islamisme radical qu'il n'ose même pas le nommer ». Agissant tout à la fois en qualité de policier, procureur et juge, le vice-président du Front National s’empresse de cueillir les fruits politiques tant qu’ils sont mûrs.
4. Un jeu à somme nulle
Au-delà de ces trois temps, peut-être faudrait-il en imaginer un quatrième : le temps philosophique et proprement politique.
En effet, si une telle situation existe aujourd’hui, c’est sans doute que certains y trouvent leur compte : médias mainstream avides d’audimat et de revenus publicitaires, politiciens à qui la vitesse de leur carrière importe plus que la justesse de leurs propos ou encore une partie des élites qui préfère cet opium du peuple à une réelle remise en cause de notre modèle social et économique.
Dans ce jeu à somme nulle, les perdants sont assurément les citoyens attachés à une démocratie apaisée et rationnelle où l’on traite et débat des problèmes de fond au lieu de cliver inutilement la société. Lutter contre ce phénomène passe par une triple exigence : exigence envers les médias en privilégiant et soutenant les médias sérieux et en boycottant les autres ; exigence envers nos représentants politiques en condamnant dans les urnes ceux qui prouvent à chaque affaire leur irresponsabilité en parlant avant de réfléchir et analyser ; exigence enfin envers nous-mêmes en exerçant notre esprit critique et notre raison tant dans nos choix de consommation que dans notre quête de vérité.
Article co-écrit avec El Yamine SOUM