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Comme en atteste son recul et la progression des modèles autoritaires, le modèle de la démocratie libérale est en crise et perd chaque jour de son attrait. Ses fondements sont pourtant de réels atouts et constituent encore le coeur des revendications d’une large partie de la population et de la jeunesse mondiale, comme l’a démontré le printemps arabe en 2011. Ces atouts reposent notamment sur le respect des droits de l’homme (en particulier la liberté d’expression), le respect du droit international et la recherche de la paix, l’universalité des droits fondamentaux, la prospérité économique et le développement technologique, et le refus de la théocratie.
Si ce modèle est en crise, ce n’est pas tant qu’il a perdu de son attrait, c’est plutôt qu’il ne trouve plus d’incarnation dans les États censés le promouvoir.
La décennie qui a suivi le 11 septembre 2001 a vu les Etats-Unis s’engager dans une aventure militaire vindicative qui a profondément fragilisé et déstabilisé toute la région du Moyen-Orient sans aucune victoire durable : la paix n’est pas revenue dans la région, la démocratie ne s’est installée nulle part, les droits humains n’ont pas prospéré et les opinions publiques ne sont pas moins hostiles à l’Occident qu’elles ne l’étaient. En revanche, cette furie vindicative a fait s’éloigner les Etats-Unis des valeurs dont ils se sont longtemps fait les chantres. Des prisons d’Abu Ghraïb au camp de Guantanamo en passant par les mensonges de Colin Powell à la communauté internationale à la tribune des Nations Unies, le monde entier a pu constater l’hypocrisie profonde entre les valeurs prônées et la réalité des actes.
Cet épisode – sans être le seul, car il y aurait beaucoup à dire sur d’autres États et d’autres domaines tels que l’économie ou la culture - a sérieusement entamé la crédibilité des démocraties libérales dans le monde. Le massacre en cours des populations civiles palestiniennes par Israël avec le soutien financier et diplomatique des principales démocraties libérales du monde abîme le peu de crédibilité résiduel.
A ce titre, il est intéressant de noter que les gouvernements occidentaux, se trouvent en grande difficulté lorsqu’ils doivent qualifier les crimes de guerre commis par le Hamas et Israël. Dans le premier cas, les condamnations sont simples et directes à l’encontre d’une organisation qu’ils ont déjà reconnue comme terroriste. Dans le second cas, l’embarras est naturel car si les actes sont évidemment condamnables, comment les condamner sans remettre en cause le statut d’allié et de démocratie exemplaire donné à Israël ?
Il faut dire que le massacre en cours bat en brèche tous les atouts promus par le modèle des démocraties libérales. Dans les événements tragiques en cours, Israël a en effet franchi toutes les limites en la matière :
- Mépris du droit international et du droit de la guerre est flagrant : assassinat de masse de populations civiles (environ 16 000 tués à date dont plus de 10 000 femmes et enfants) bombardements d’hôpitaux, utilisation de bombes au phosphore, limitation drastique de l’aide humanitaire et de l’accès aux biens essentiels
- Concentration d’une population de 2,6 millions de personnes assiégées dans un territoire exigu avec des bombardements quotidiens, une pénurie extrême de soins (de simples plaies conduisent à des amputations) et de biens de première nécessité (même l’eau potable manque)
- Arrestations et détentions de masse de palestiniens humiliés (ligotés nus à même le sol) sans procès ni respect de leurs droits, qui s’ajoutent au mauvais traitement des détenus palestiniens en Israël
- Justifications religieuses et messianiques de la guerre assumées par Netanyahu et son gouvernement (référence répétée à la prophétie d’Isaïe opposant « Peuple de la Lumière » et « Peuple des Ténèbres »), champ lexical religieux que l’on retrouvait d’ailleurs déjà chez George Bush après le 11 septembre 2001
- Utilisation des technologies (IA et drones) pour semer la terreur dans la population civile palestinienne et optimiser (!) la létalité des offensives militaires
- Détérioration durable de l'environnement et du territoire palestinien avec notamment l'inondation envisagée des tunnels du Hamas par l'eau de mer qui nuirait en pratique aux nappes phréatiques et au système déjà fragile d'égouts et d'eau potable
- Plus de 60 journalistes tués à Gaza et propagande à grande échelle organisée par l’armée israélienne
- Régime d’apartheid à l’encontre des arabes israéliens et accélération de la colonisation et des arrestations administratives en Cisjordanie occupée
Ces franchissements inouïs et inédits par leur ampleur et leur simultanéité se doublent par ailleurs d’autres franchissements dans les démocraties alliées d’Israël :
- Interdiction de manifestations de soutien aux Palestiniens allant jusqu’à priver de liberté d’expression des étrangers menacés d’expulsion ou de non renouvellement de leurs titres de séjour en France
- Accusations intempestives et insupportables d'antisémitisme à l’encontre de toute voix critiquant le gouvernement d'extrême droite israélien (accusations touchant tout le spectre politique de Jean-Luc Mélenchon à Dominique de Villepin, à l’exception ironique de l’extrême droite)
- Traque acharnée et digne du Maccarthysme de toute célébrité exprimant sa compassion avec les victimes palestiniennes, de Dua Lipa à Karim Benzema en passant par Adèle Exarchopoulos ou Susan Sarandon
- Muselage des voix dissonnantes et engagées, à l’instar de l’annulation par la mairie de Paris d’une prise de parole de l’intellectuelle Judith Butler sous le prétexte de « risques de troubles à l’ordre public »
- Actions violentes de groupuscules aux relents fascistes à l’encontre des citoyens engagés dans le soutien pour une paix juste entre israéliens et palestiniens

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Comme il y a eu un avant et un après 11 septembre 2001, il y aura assurément un avant et un après 7 octobre 2023. En revanche, l’évolution à venir est très incertaine parce que le monde a changé. D’abord, les opinions publiques à l’ère des réseaux sociaux sont encore plus imprévisibles qu’en 2001. Ensuite, le rapport de force entre les puissances mondiales est transformé avec un poids croissant de la Chine, de l’Inde et d’autres puissances intermédiaires comme le Brésil ou les pays du Golfe. Les Etats-Unis n’ont plus ni la capacité ni la crédibilité d’être les gendarmes du monde.
Enfin, le modèle des démocraties libérales est contesté non seulement au niveau international mais à l’intérieur même des États occidentaux. La crise écologique avec ses conséquences sociales, économiques et migratoires ; les discriminations et violences systémiques exercées à l’encontre des femmes et des minorités (ethniques, religieuses, sexuelles…) ou encore l’exacerbation des inégalités sont autant de réalités intérieures qui fragilisent le modèle des démocraties libérales. Le soutien inconditionnel au gouvernement d’extrême droite en Israël et l’absence de sanctions économiques et diplomatiques face au massacre en cours ajoutent une dimension internationale aux contestations internes.
C’est bien la nature coloniale et impérialiste du conflit entre israéliens et palestiniens qui est insupportable pour une large partie de l’opinion publique dans le monde, y compris parmi les partisans de la paix en Israël. Cela est d’autant plus insupportable pour les citoyens attachés au modèle démocratique dont les valeurs fondatrices sont chaque jour enterrées sous les décombres des bâtiments bombardés par l’armée israélienne. Sous ces décombres, et à côté des corps inertes et abîmés de milliers de civils dont une majorité de femmes et d’enfants, repose aussi le corps abîmé de l’idée même de démocratie libérale.
A défaut de sauver ces milliers d’âmes innocentes, sauvons nos valeurs démocratiques, notre dignité, notre humanité. Par les actes qu’il commet à l’encontre des Palestiniens et le spectacle abominable qu’il inflige au monde entier, le gouvernement israélien prouve chaque jour qu’il n’a rien de démocratique. Il fait d'Israël un Etat d’apartheid, colonisateur et criminel. Le dire, c’est protéger nos valeurs démocratiques. Le taire, c’est acter leur déclin et pour finir, leur mort.

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