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Billet de blog 25 décembre 2023

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La loi immigration consacre l’idée d’une France rabougrie

Pendant qu'on débattait pour savoir si le RN différait du FN et s’il était un parti fasciste, raciste, xénophobe ou nationaliste, le fascisme d'atmosphère gagnait notre imaginaire collectif. Qu’elles soient de gauche, de droite, d'extrême droite ou d'ultra-droite, les idées fascistes n'en sont pas moins des idées fascistes. C'est à cette aulne qu'il faut apprécier le vote de la loi immigration.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Les Le Pen en rêvaient, Hollande et Valls en parlaient, Macron et Darmanin l'ont fait. Le vote de la loi immigration n’est ni un accident ni le fait isolé d’un Président de la République qui allume feu après feu pour légiférer sans s’appuyer sur une majorité parlementaire, à coup de 49-3 et de « deals » d’un pragmatisme froid, façon banquier d’affaires. En réalité, le vote mardi 19 décembre 2023 d’un des textes de loi les plus droitiers de la Ve République résulte de plusieurs décennies de pilonnage médiatique et politique de l’opinion qui amalgame immigration, islam, islamisme, invasion, grand remplacement, insécurité ou encore terrorisme. Ce glissement sémantique qui a beaucoup travaillé l’imaginaire collectif est l’œuvre non seulement du Rassemblement National et d’une droite « républicaine » héritière de Charles Pasqua mais aussi – et cela est plus récent – d’un mouvement né à gauche en 2016 sous le nom de « Printemps républicain ».

Trouvant dans le macronisme - plus soucieux de libéraliser l’économie que de fabriquer un récit national - un réceptacle idéal, le Printemps républicain a très largement contribué à renvoyer dos à dos et donc à mettre sur le même plan l’extrême droite et l’extrême gauche, accusée d’être laxiste sur le terrain de la présence musulmane et de la question migratoire. Communiquant dans des médias de gauche (Marianne) et de droite (Causeur) et réunissant des personnalités se réclamant des deux bords (Fadela Amara, Gilles Kepel, Élisabeth Lévy, Élisabeth Badinter, Raphaël Enthoven, Caroline Fourest…), ce mouvement a d’abord trouvé dans Manuel Valls son premier champion, malencontreusement défait par Benoit Hamon lors de la primaire de 2017. Après quelques hésitations, et sans doute convaincu par Jean-Michel Blanquer, Marlène Schiappa et Laurent Bouvet (cofondateur du Printemps républicain et époux d’Astrid Panosyan, elle-même cofondatrice du mouvement « En marche »), Emmanuel Macron a fini par épouser la vision manichéenne du Printemps républicain opposant républicains et communautaristes, les premiers présentés comme défenseurs de la liberté d’expression et les seconds accusés d’être complices de la terreur djihadiste. Prétendant lutter contre le communautarisme et récusant le terme d’islamophobie, les membres du Printemps républicain se montrent toujours prompts à accuser d’islamo-gauchisme quiconque ose défendre une conception ouverte et nuancée de la laïcité ou pointer le racisme parfois structurel de certaines institutions. De même, pourfendeurs virulents du féminisme intersectionnel, ils identifient l’islam comme la menace majeure contre les droits des femmes. Friands de polémiques, généreux avec les copains et fins utilisateurs des réseaux sociaux, leurs attaques coordonnées ciblent des personnalités très variées, de l’historien Jean Baubérot au rappeur Médine en passant par Rokhaya Diallo, Edwy Plenel ou encore Aurélien Taché. Mobilisant les actualités les plus traumatisantes (attentats contre Charlie, 13 novembre, assassinat de Samuel Paty…) pour conforter l’idée d’une cinquième colonne et d’un péril islamiste dans la République, ils ont contribué à la diabolisation des musulmans et des étrangers. Diabolisation que n’a évidemment pas manqué de récupérer le Rassemblement national tandis qu’il opérait sa propre dédiabolisation en toute quiétude.

Huit ans après la naissance du Printemps républicain, force est de constater que sur la question du récit national, la différence entre Marine Le Pen, Nicolas Sarkozy, Manuel Valls, Éric Ciotti ou Gérald Darmanin relève aujourd’hui davantage de la nuance au sein d'une famille idéologique cohérente que d’une séparation étanche. Le barrage républicain a cédé, reste le baratin républicain.

Ce tournant historique est d’autant plus grave qu’il s’inscrit dans une séquence où la brutalité succède à l’excès de pouvoir et où le pays se fracture par de multiples endroits. Après la réforme des retraites imposée à coups de 49-3, l’ambiguïté de sa condamnation du sexisme (en témoigne sa réaction aux propos de Gérard Depardieu), ses revirements incessants sur l’écologie ou encore le défaut d'humanité envers les victimes palestiniennes, voici donc venue la chasse aux étrangers. Dans une fuite en avant sans précédent, Emmanuel Macron nous fait entrer dans une nouvelle période sombre de l'histoire de France avec l’inconnu pour horizon. La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, qui a donné l'expression de « Patrie des droits de l'Homme » à la France, est réduite à néant. A commencer par son article premier qui stipule que « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune. ». Il s'agit d'un déshonneur pour Emmanuel Macron et son gouvernement mais aussi pour la Nation française dans son ensemble dont l'image déjà écornée dans tant de régions du monde se rabougrit encore davantage. 

Après avoir beaucoup perdu de sa superbe, la France est désormais perçue par une large part des opinions mondiales (en Afrique par exemple) comme un pays des droits de l'homme blanc et riche. Berceau des Lumières et de la Révolution, la France de Macron décline, réduit ses ambitions, se recroqueville dans ses frontières et sur ses petits problèmes. Ce résultat, c’est celui de plusieurs décennies de gouvernants qui n'ont eu de cesse de mépriser les Français (du traité Maastricht à la convention citoyenne pour le climat) et de les diviser sous les prétextes les plus divers : l’islam, les Roms, l’immigration, la laïcité, le burkini, l’écriture inclusive, Benzema... Et tout en prétendant lutter contre le Rassemblement National, une partie majoritaire de la droite et une partie minoritaire de la gauche – celle qui se confond avec la droite au sein du Printemps républicain – ont patiemment et méticuleusement fait un lit douillet pour le monstre vorace qu'est le fascisme. Et pendant qu'on débattait – comme les protagonistes de Ionesco dans Rhinocéros – pour savoir si le RN différait du FN et s’il était un parti fasciste, raciste, xénophobe ou seulement nationaliste, le fascisme d'atmosphère, avec le renfort de médias complaisants, gagnait notre imaginaire collectif. Qu’elles soient de gauche, de droite, d'extrême droite ou d'ultra droite, les idées fascistes n'en demeurent pas moins des idées fascistes. C'est à cette aulne qu'il faut apprécier le vote de la loi immigration en ce jour funeste du mardi 19 décembre.

En quelques semaines, le gouvernement a donc réussi à violenter le pays et les institutions avec la réforme des retraites, à saborder la voix de la France dans le monde avec le mépris cruel des victimes palestiniennes et à aliéner la République et ses principes fondamentaux avec la loi immigration. Si le choc est terrible et l'effroi considérable, les trois années qui restent au mandat de la honte d’Emmanuel Macron font craindre le pire. Le pire, ce serait que la majorité des Français continuent d'éprouver un sentiment mêlé de colère et d'impuissance croissant tandis que ceux qui n'ont plus rien à perdre (par exemple certains jeunes stigmatisés dans les banlieues) affrontent dans les rues les groupuscules fascistes qui pullulent et passent désormais à l'action, grisés par leur sentiment d'impunité.

Face à ces craintes, que faire ? Lutter ou se protéger ? C’est à chacun de juger ce qui est préférable pour lui et ses proches, en conscience. Et à chacun aussi d’accueillir ce choix avec bienveillance car il n’est pas toujours évident de s’engager lorsque son quotidien est fait de discriminations, d’humiliations, de souffrances. Se protéger, c’est préserver sa santé mentale et physique et celle de ses proches. C’est aussi assurer une stabilité financière et sociale suffisante pour être en mesure de s’engager durablement.

Pour ceux qui choisissent de lutter, il faut le faire ensemble, en évitant les divisions et les querelles sur ce qui n’est pas l’essentiel. Il faut aussi le faire sur le terrain qui mobilise le mieux les qualités de chacun, que ce terrain soit associatif, partisan ou artistique. Enfin, n'oublions pas aussi de créer et de penser. Car pour répondre à la victoire idéologique du RN, il n’est pas suffisant d’identifier ce qui cause le désastre (l’ultra-libéralisme, le colonialisme, le patriarcat…). Il faut aussi imaginer de nouvelles perspectives et un nouveau récit, en s’appuyant sur les travaux engagés par des personnalités comme Bruno Latour, Isabelle Stengers ou encore Judith Butler. La convergence des luttes (féministes, anti-racistes, anti-colonialistes, écologistes…), leur fécondation par la création artistique et intellectuelle, et les expériences collectives sont des ingrédients incontournables pour sortir de l’impasse actuelle.

A l’idée d’une France petite, triste et pure des nationalistes de tous bords, opposons l’idée d’une France bigarrée, joyeuse et ambitieuse. A la France de Maurras, Drumont et Papon, préférons la France de Zola, de Gisèle Halimi et d’Edgar Morin. A la France des petits soldats du capitalisme colonial, préférons la France des citoyens libres, créatifs et solidaires. Beaucoup a été abîmé et nombreuses sont déjà les victimes de ce système absurde, mais gageons que tout n'est pas perdu. Et si tel était le cas, continuons à agir de manière digne et refusons de finir rhinocéros comme les héros de Ionesco. Enfin, souhaitons que l'histoire juge l'ignominie des actes de ce gouvernement et ne s’en tienne pas à ses paroles équivoques, doucereuses et trompeuses qui anesthésient tant de nos concitoyens !

Illustration 1
"Rhinocéros", Eugène Ionesco © Folio

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