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Billet de blog 13 avril 2015

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L'étrangeté qui est en nous

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Dans La traversée du Luxembourg, Marc Augé avait sonné la retraite pour les ethnologues partis explorer des terrains lointains ; plus spécialement pour les africanistes comme lui qui en avaient assez d’être pris en sandwich entre l’héritage de la pensée coloniale difficile à éliminer et les incantations nationalistes des  intellectuels des jeunes Etats africains qui les poussaient vers la sortie. Adieu Lévi-Strauss, Evans-Pritchard et Balandier ; bonjour Barthes et De Certeau. Il fallait désormais faire l’ethnologie du proche. Non pas en se tournant vers les éternels indiens de remplacement que sont les paysans ou les ouvriers de l’Hexagone, mais vers nous–même, intellectuels parisiens, de gauche ou de nulle part, en essayant de se regarder comme un autre.

Cette anthropologie de rapatriés a connu un grand succès. C’est à ce courant qu’on serait tenté, à première vue, de rattacher L’Anthropologie des petites choses de François Pouillon. Spécialiste réputé du monde maghrébin, il a lui-même longtemps bourlingué dans les Aurès et beaucoup écrit sur l’orientalisme français avant de nous offrir ce délicieux recueil de textes courts, de « choses vues » comme aurait dit Victor Hugo, qui nous parlent du quotidien de notre propre monde. Mais quand on regarde de plus près sa manière d’observer, on s’aperçoit que François Pouillon n’a pas  laissé son expérience des sociétés musulmanes au vestiaire pour débusquer l’étrangeté de son propre pays. Il s’appuie en permanence sur elle pour faire ressortir l’exotisme de notre monde « gaulois »… comme disent les jeunes de banlieue d’ascendance maghrébine. Son modèle serait donc plutôt le persan de Montesquieu débarquant à la cour de Versailles. Mais comme la référence à cet illustre classique risque de donner une allure sévère à un livre qui prend résolument le parti de la drôlerie, je le rapprocherais plutôt de ces deux monuments de la pensée contemporaine que sont Pierre Desproges et Raymond Devos. Et j’y ajouterais volontiers Coluche pour faire bon poids.

Déforestation ; code de la route ; éloge de la polygamie ; inconfort des toilettes dans les cafés parisiens ; réforme de l’orthographe ; rasage ou exhibition de la toison pubienne selon les caprices de la mode féminine ; éloge du vin rosé… ou de la  résistance des fumeurs en terrasse ; le rhume, un mal français ; comment parler de race autre part qu’à l’Inra, etc. La curiosité encyclopédique que François Pouillon témoigne à nos usages et nos manies les plus futiles est sans limites. Elle est heureusement tempérée par un humour toujours en éveil qui lui permet de ne pas se prendre au sérieux et surtout d’en profiter pour  se moquer, à toutes les pages, du diafoirisme de nos savoirs universitaires. Car le charme du livre et sa force cachée tiennent à l’usage que l’auteur fait de sa propre ambivalence. Son ricanement contenu dégonfle à chaque page les mythes de l’authenticité et de l’identité par lesquels nous justifions nos idées toutes faites et nos manières bien de chez nous. Mais en même temps, ce sont les paysages, les saveurs, les lectures de son enfance, les moments de rencontre inoubliables dans ses équipées d’ethnologue qui remontent à la surface de sa mémoire  pour désavouer sa misanthropie de façade et révéler la qualité émotionnelle de son rapport au monde

 Ces  « petites choses » sont jugées négligeables parce qu’elles concernent des aspects de notre vie qui semblent aller de soi et ne pas donner matière à débat. Mais on peut se demander si les considérer comme allant de soi n’est pas une façon d’éviter d’avoir à s’interroger sur leur raison d’être. On peut discuter à l’infini des mérites comparés de Balzac et de Stendhal ou bien de la nécessité d’une Révolution mondiale dans un dîner mondain ou à un comptoir de bistrot. Les esprits pourront s’échauffer, les avis s’opposer radicalement. Mais à la fin, tout rentrera dans l’ordre sans avoir rien changé. Car la discussion aura porté sur des questions à propos desquelles il est possible d’avoir un avis sans mettre en danger son être profond, sa relation aux autres ou à son propre corps.

Mais si l’on se demande brusquement pourquoi on se serre la main pour se dire bonjour alors que d’autres peuples ne le font pas ; pourquoi on salue ceux qui nous sont proches ou simplement familiers en les embrassant alors que d’autres peuples trouvent cela déplacé, on risque de déchirer le camouflage des gestes et des propos machinaux qui nous permettent de vivre normalement. François Pouillon n’est pas un djihadiste de l’anthropologie, acharné à ruiner les bases de la civilisation occidentale. Il en dit trop peu pour nous faire perdre nos repères, mais assez pour nous faire rire de nous-mêmes. Cette douce inquiétude que le rire introduit en nous à propos de nos manières de vivre et de penser est le  meilleur moyen de comprendre et d’accepter celles des autres.

François Pouillon,  Anthropologie des petites choses, Le bord de l’eau,  225 p. 20 euros

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