L'étrangeté qui est en nous
- 13 avr. 2015
- Par André Burguière
- Blog : solidarité de la section EHESS de la LDH avec les victimes de la répression en TURQUIE
Dans La traversée du Luxembourg, Marc Augé avait sonné la retraite pour les ethnologues partis explorer des terrains lointains ; plus spécialement pour les africanistes comme lui qui en avaient assez d’être pris en sandwich entre l’héritage de la pensée coloniale difficile à éliminer et les incantations nationalistes des intellectuels des jeunes Etats africains qui les poussaient vers la sortie. Adieu Lévi-Strauss, Evans-Pritchard et Balandier ; bonjour Barthes et De Certeau. Il fallait désormais faire l’ethnologie du proche. Non pas en se tournant vers les éternels indiens de remplacement que sont les paysans ou les ouvriers de l’Hexagone, mais vers nous–même, intellectuels parisiens, de gauche ou de nulle part, en essayant de se regarder comme un autre.

Déforestation ; code de la route ; éloge de la polygamie ; inconfort des toilettes dans les cafés parisiens ; réforme de l’orthographe ; rasage ou exhibition de la toison pubienne selon les caprices de la mode féminine ; éloge du vin rosé… ou de la résistance des fumeurs en terrasse ; le rhume, un mal français ; comment parler de race autre part qu’à l’Inra, etc. La curiosité encyclopédique que François Pouillon témoigne à nos usages et nos manies les plus futiles est sans limites. Elle est heureusement tempérée par un humour toujours en éveil qui lui permet de ne pas se prendre au sérieux et surtout d’en profiter pour se moquer, à toutes les pages, du diafoirisme de nos savoirs universitaires. Car le charme du livre et sa force cachée tiennent à l’usage que l’auteur fait de sa propre ambivalence. Son ricanement contenu dégonfle à chaque page les mythes de l’authenticité et de l’identité par lesquels nous justifions nos idées toutes faites et nos manières bien de chez nous. Mais en même temps, ce sont les paysages, les saveurs, les lectures de son enfance, les moments de rencontre inoubliables dans ses équipées d’ethnologue qui remontent à la surface de sa mémoire pour désavouer sa misanthropie de façade et révéler la qualité émotionnelle de son rapport au monde
Ces « petites choses » sont jugées négligeables parce qu’elles concernent des aspects de notre vie qui semblent aller de soi et ne pas donner matière à débat. Mais on peut se demander si les considérer comme allant de soi n’est pas une façon d’éviter d’avoir à s’interroger sur leur raison d’être. On peut discuter à l’infini des mérites comparés de Balzac et de Stendhal ou bien de la nécessité d’une Révolution mondiale dans un dîner mondain ou à un comptoir de bistrot. Les esprits pourront s’échauffer, les avis s’opposer radicalement. Mais à la fin, tout rentrera dans l’ordre sans avoir rien changé. Car la discussion aura porté sur des questions à propos desquelles il est possible d’avoir un avis sans mettre en danger son être profond, sa relation aux autres ou à son propre corps.
Mais si l’on se demande brusquement pourquoi on se serre la main pour se dire bonjour alors que d’autres peuples ne le font pas ; pourquoi on salue ceux qui nous sont proches ou simplement familiers en les embrassant alors que d’autres peuples trouvent cela déplacé, on risque de déchirer le camouflage des gestes et des propos machinaux qui nous permettent de vivre normalement. François Pouillon n’est pas un djihadiste de l’anthropologie, acharné à ruiner les bases de la civilisation occidentale. Il en dit trop peu pour nous faire perdre nos repères, mais assez pour nous faire rire de nous-mêmes. Cette douce inquiétude que le rire introduit en nous à propos de nos manières de vivre et de penser est le meilleur moyen de comprendre et d’accepter celles des autres.
François Pouillon, Anthropologie des petites choses, Le bord de l’eau, 225 p. 20 euros
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