Inspiré par une enquête du New York Times, un article des Inrocks revient sur un des nouveaux marronniers de la photographie conversationnelle: la photo de plats au restaurant.
Sans nier l’existence du genre, je remarque son absence à peu près complète sur ma propre timeline. Mon groupe d’amis n’a visiblement pas les moyens de fréquenter assidûment les grandes tables: quand on y voit des photos de plats, ce sont plutôt des préparations maison.
Admettons donc a priori le symptôme, tout en notant que l’article “modes de vie” lui confère une forme standardisée, en se plaçant du côté du restaurateur, considéré comme lésé, et en décrivant le consommateur photographe comme un gêneur, sans jamais se demander quels sont les usages de l’image.
Comme la photographie au musée, l’enregistrement visuel au restaurant est présenté comme une rupture de convention dans une structure ternaire composée par 1) un espace fortement ritualisé, 2) un visiteur décrit comme un hôte, toléré par 3) une instance tutélaire, gardienne du rite et disposant de pouvoirs impératifs sur la manière de le faire respecter.
Malgré le témoignage d’Aude Baron, critique gastronomique qui assure qu’«il faut laisser une certaine liberté au consommateur», l’article des Inrocks insiste sur les aspects les plus gênants de la pratique photographique. L’usage du flash, du trépied, ou «voir des clients monter sur leur chaise pour réaliser une prise de vue aérienne de leur assiette» (sic) semblent en effet des comportements exagérés.
La vraisemblance de la description souffre toutefois de la proximité de la mention du smartphone, peu compatible avec ces usages démonstratifs. Au musée comme au restaurant, ce qui est gênant n’est pas l’opération discrète de prise de vue, mais l’aboiement qui intime l’ordre d’y mettre fin.
Les dénonciateurs de la pratique photographique mobilisent alors la menace à l’encontre du droit moral du cuisinier-auteur. Création originale, le plat ne risque-il pas de souffrir d’être reproduit sans fard? Et peut-on sans trembler envisager la critique sauvage à laquelle se livrent des ignorants dépourvus de toute compétence culinaire sur les réseaux sociaux? C’est à se demander s’il est raisonnable de les laisser goûter à ces œuvres d’art.
Absurde, l’argument longuement discuté par l’article des Inrocks est pourtant du plus grand intérêt sur le plan anthropologique. Car il permet de vérifier que la photographie a bel et bien un pouvoir appropriatif, puisque la prise de vue est vécue comme un vol par le gardien du rite.
Mais un vol de quoi? La photo d’un tableau ou d’un plat ne peut altérer la substance qu’elle reproduit. Ce que la pratique photographique dérange, c’est le bon déroulement du rituel. On va au musée pour regarder, au restaurant pour manger, pas pour faire le malin et apposer sa signature sur les œuvres.
La véritable question que suggèrent ces laborieux exercices de dénonciation, c’est pourquoi l’acte bénin de la prise de vue continue de susciter une telle irritation? On pourrait imaginer une forme de primitivisme qui confondrait l’image et la chose. Mais la bonne réponse est que le mode de consommation, ce que de Certeau appelait “l’art de faire”, fait partie intégrante du rapport à l’œuvre, et que la photographie constitue bien une opération appropriative, et d’abord une appropriation de la manière de consommer l’œuvre.