La France a-t-elle connu son moment «George Floyd» avec la diffusion de la vidéo de l’exécution du jeune Nahel, le mardi 27 juin, suivie de plusieurs jours d’émeutes dans plus de 500 villes françaises? Comme les terribles images de l’agonie de l’Américain, la séquence de Nanterre expose une mise à mort en direct, perpétrée par un policier dans l’espace public. Elle se présente également comme une démonstration apparemment autosuffisante, comprenant l’essentiel des éléments qui permettent non seulement de voir mais de juger l’action, indépendamment de toute recontextualisation (on apprendra plus tard de nombreux détails précisant les faits, sans modifier fondamentalement leur perception).
L’élément essentiel de l’action montre l’un des policiers menacer le conducteur avec une arme, puis tirer à bout portant dans sa direction. Toutefois, comme souvent avec les documents visuels, plusieurs informations cruciales ne sont pas directement visibles à l’image. La confirmation de la mort du conducteur, le fait qu’il s’agissait d’un mineur, mais aussi que les policiers ont menti en prétendant que la voiture leur fonçait dessus, sont autant d’éléments de commentaire qui accompagnent la première circulation de la séquence, rediffusée par des internautes choqués par ce qui apparaît comme une violence gratuite et un abus de pouvoir. La rapidité de la réaction de l’exécutif et la condamnation inhabituelle de l’homicide par plusieurs instances gouvernementales attestent que la vidéo est vue comme une preuve accablante.
Cette contextualisation insère la séquence dans un récit existant: celui des violences policières, qui permet de l’interpréter immédiatement comme l’illustration d’un schéma préétabli. La falsification des faits par la police lui confère la qualité précieuse de document redresseur de torts – une propriété typique du scénario des violences policières, caractérisées par leur dissimulation et leur impunité systémiques. Cet élément sera particulièrement mis en avant dans la réception ultérieure de la vidéo, en particulier lors de la marche blanche du 29 juin à Nanterre, placée sous le signe de la question amère: «Combien de Nahel n’ont pas été filmés?». La remise en cause par l’image de l’impunité policière était également un trait constitutif de la diffusion du meurtre de George Floyd.
Si l’on ajoute la révolte de la jeunesse qui embrase la France dans les jours qui suivent, tous les éléments semblent réunis pour mettre en parallèle la vidéo de Minneapolis et celle de Nanterre. Mais un facteur décisif reste absent de la compréhension de la mort de Nahel. Visuellement, alors que la séquence américaine exhibait le contraste d’un corps noir supplicié par un représentant du pouvoir blanc, les images françaises ne montrent rien de l’apparence respective des acteurs, dissimulés pour les uns par les vitres du véhicule, pour les autres par leur équipement règlementaire. Et si l’opposition de la brutalité des forces de l’ordre et de la peur des jeunes des quartiers fait partie intégrante du scénario des violences policières, la dimension raciale de l’antagonisme reste un non-dit du débat public français.
Comme en 2005, alors que les émeutes qui répondent à la mort violente de jeunes issus des minorités visibles expriment la rage et l’aspiration à la reconnaissance des populations discriminées, on a pu observer le spectacle étrange d’un pouvoir et d’une éditocratie qui tournent et retournent dans tous les sens le mystère d’une révolte incompréhensible, mobilisant les formes les plus absurdes du déni pour cacher la faillite du modèle français. Pendant que l’ONU appelle la République à s’attaquer aux «profonds problèmes» de racisme au sein des forces de l’ordre, la majorité des acteurs politico-médiatiques continue à prétendre que «les enfants des quartiers difficiles (…) sont tous les filles et les fils de la République», et rejette du côté de l’extrême-droite une xénophobie qui s’incarne pourtant depuis des décennies dans la relégation des quartiers, dans un maintien de l’ordre à deux vitesses ou dans la dépolitisation des soulèvements.
A l’inverse de la mort de George Floyd, celle de Nahel n’aura apporté aucun élément de compréhension ni aucune prise de conscience des mouvements qui agitent le pays. En refusant de reconnaître l’existence du racisme français, solidement ancré dans la société par l’histoire coloniale, la bourgeoisie se condamne à regarder passer les trains. Comme après 2005, aucune réponse ne sera apportée à la colère des quartiers. La seule chose visible aujourd’hui est la force du déni, qui enferme le pouvoir dans une perspective répressive à l’israélienne et accentue la dérive des forces politiques vers l’extrême-droite.