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Billet de blog 9 février 2013

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Le fiasco du loltoshop de l'Origine du monde

Il n'aura fallu que deux jours pour que le scoop pictural de Paris-Match se dégonfle. Un amateur d'art qui croit avoir trouvé la tête du sexe le plus célèbre de l'histoire de la peinture: la découverte était trop fabuleuse pour être honnête, mais elle aura assuré une des meilleures ventes de l'année du magazine.

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Il n'aura fallu que deux jours pour que le scoop pictural de Paris-Match se dégonfle. Un amateur d'art qui croit avoir trouvé la tête du sexe le plus célèbre de l'histoire de la peinture: la découverte était trop fabuleuse pour être honnête, mais elle aura assuré une des meilleures ventes de l'année du magazine. Outre l'article de l'historien d'art Philippe Dagen dans Le Monde, qui qualifie sans ambiguité de "faux" la démonstration de l'hebdo, un communiqué du musée d'Orsay, qui la traite d'"hypothèse fantaisiste", est enfin venu clore un emballement médiatique de première grandeur.

Dans son édition du 7 février, Match annonçait avec des roulements de tambour que le célebrissime tableau de Courbet, “L’Origine du Monde”, était en réalité une œuvre incomplète. Après une longue enquête, un amateur d’art, acquéreur en 2010 d’un portrait anonyme, s’est persuadé qu’il détenait la partie manquante d’un tableau représentant la maîtresse du peintre, Joanna Hiffernan, dans une variante de la pose de “La femme au perroquet” (1866, Metropolitan Museum of Art). Dans un style digne d’un roman policier, le magazine alignait une impressionnante liste de preuves: marque du marchand, signature cachée dans l’oreille, trace hypothétique sur une couverture du Hanneton, concordance des pigments ou des trames examinées aux rayons X, et par-dessus tout, la confirmation par Jean-Jacques Fernier, ancien conservateur du musée Courbet d’Ornans et auteur du catalogue raisonné du peintre.

Dommage que le mouvement du buste, tourné vers la gauche, ou celui du drapé paraissent incompatibles avec la position de la jeune femme du portrait. Dommage que la pose envisagée par le croquis de Match soit d’une niaiserie difficilement conciliable avec le style de Courbet autant qu’avec le réalisme de “L’Origine…”.

La question la plus intéressante est celle que pose Dagen: "Pourquoi Khalil-Bey [le premier propriétaire de "l'Origine…"] aurait-il accepté d'emporter un morceau et non l'oeuvre entière?" L’hypothèse de la reconstitution d’un tableau composite prend racine dans les suggestions de la culture la plus récente. Si la résolution de l'énigme a des relents de Da Vinci Code, le réflexe de juxtaposition renvoie à la fluidité des images numériques, qui encourage les combinaisons les plus baroques, comme si le paysage visuel tout entier n'était plus qu'un grand puzzle soumis à la fantaisie des logiciels de retouche.

Le mystère le plus étrange reste la cécité des journalistes, qui ont pour la plupart repris – au mieux assorti d'un conditionnel – l'annonce que "L'Origine du monde" "a enfin un visage". Le savoir-faire de Match, associant "preuves scientifiques", avis d'expert et reconstitution chimérique, ne pouvait berner que les plus naïfs. Nul besoin d'être un spécialiste en peinture du XIXe siècle pour faire le constat que la position respective des corps dans les deux tableaux rendait leur assemblage impossible, il suffisait d'ouvrir les yeux. Un geste apparemment irréalisable pour de nombreux professionnels de l'info, qui se sont bornés à soupeser l'autorité respective des intervenants, en attendant l'avis du musée d'Orsay. Alors que tout le monde répète que nous vivons une "civilisation de l'image", un tel défaut d'analyse paraît préoccupant.

«Pendant un siècle et demi, des spécialistes ont commenté ce formidable pari d'avoir osé portraiturer un sexe de femme», exultait Match, ravi de contredire la doxa en lestant d'un peu de gros bon sens cette vision trop esthétisante. Allons donc! Il s'agissait d'un portrait de femme au complet, c'était tout simplement la maîtresse du peintre, pas de quoi en faire un fromage moderniste! On n'ose penser que c'est cette morale régressive qui a encouragé l'adhésion médiatique. Il faudra pourtant apprendre à se méfier des hallucinations des amateurs, que la maîtrise de Photoshop ne transforme pas en connoisseurs d'un coup de baguette magique.

Si la démission de Jean-Jacques Fernier de la présidence de l'Institut Courbet semble la moindre des choses après une méprise aussi  grossière, Paris-Match va-t-il s'excuser d'avoir trompé ses lecteurs? Un tel aveu n'est pas dans la culture de l'hebdomadaire, qui a l'habitude des scoops pour rire et des nouvelles fantasques. En matière d'histoire de l'art, mieux vaut se souvenir que son avis est aussi léger qu'une plume …de perroquet.

Nota Bene: contraction de "Lol" et de "Photoshop", le loltoshop désigne un montage numérique ou une image retouchée dans un but humoristique.

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