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Billet de blog 9 mai 2014

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La “vraie vie” sent bon le camembert

Dans ses réflexions toujours vivifiantes sur les pratiques numériques, Xavier de La Porte épingle l’idéologie de la déconnexion, à partir d’un clip caricatural ("Look up"), qui se désole des ravages causés par les outils connectés.

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Dans ses réflexions toujours vivifiantes sur les pratiques numériques, Xavier de La Porte épingle l’idéologie de la déconnexion, à partir d’un clip caricatural ("Look up"), qui se désole des ravages causés par les outils connectés.

Nous avons tous subi l’ado scotché à son smartphone à l’heure du repas, ou tardé à décoller le nez de l’écran lorsqu’on nous appelle pour sortir. Ces micro-frustrations alimentent une sympathie spontanée pour le message déconnexionniste, auquel une image de champ de blé donne l’évidence d’un slogan publicitaire: lève les yeux, éteint ton téléphone, regarde autour de toi, parle avec ceux qui t’entourent (voir également le clip "Put Your Phone Down")

Le problème, c’est que la « vraie vie » déconnexionniste ressemble comme deux gouttes d’eau à une pub pour camembert industriel, c’est à dire au cliché marketing de la vie rurale selon le rite mormon. Dans le rêve déconnexionniste, personne n’est jamais coincé dans le métro aux heures de pointe, ni humilié par son chef de service, ni infantilisé par le représentant d’un service administratif, ni harcelé par de gros lourds, etc… Tout n’est que luxe, calme et jeux d’enfants – deux jeunes gens, évidemment beaux et hétérosexuels, qui échangent un regard finiront mariés et propriétaires d’une maison en banlieue (et non pas divorcés et surendettés).

La bonne question est bien sûr de savoir si la communication électronique s’oppose de manière étanche à l'interaction vivante. Et la bonne réponse est que si les outils connectés occupent une place si importante dans nos vies, ce n’est pas seulement parce qu’ils nous font échapper le temps d’un jeu vidéo à un monde cruel et injuste, mais parce qu’ils nous ont permis d'étendre et de multiplier nos relations avec nos proches. L'insertion d'une nouvelle pratique dans les usages existants est affaire d'apprentissage et d'ajustement des règles, de politesse et non de technologie.

On n'omettra pas de noter que dans la vie réelle, les conduites d’isolement par l’intermédiaire du smartphone correspondent le plus souvent à des stratégies parfaitement volontaires, dans des situations où l'on cherche précisément à éviter le contact. Dresser un rempart entre soi et la foule dans un métro bondé peut se faire aussi bien avec un roman qu’avec un mobile. Le fringant Gary Turk, qui regrette qu'une jeune fille ne lève pas les yeux sur lui, oublie la contrainte imposée aux femmes par les comportements sexistes. Les parents qui voient leur ado dégainer son portable en leur présence devraient se demander si ce geste n’est pas aussi un message qui s’adresse à eux…

Dans son billet, Xavier de La Porte souligne la contradiction qui existe entre l'accueil chaleureux fait aux messages déconnexionnistes ("Look Up" a recueilli 30 millions de vues en 15 jours) et la réalité des pratiques contemporaines – le comble de l'absurdité consistant à relayer sur un réseau social un contenu qui en condamne l'usage. «Pourquoi les gens approuvent-ils ce propos qui ne correspond pas à leur expérience?» (un problème proche du paradoxe: "Pourquoi les pauvres votent à droite").

Le journaliste propose une réponse à caractère psychologique: «En approuvant ce discours et en le faisant circuler, les internautes montrent qu’ils sont capables d’autocritique, de réflexivité, ils disent qu’ils ne sont pas dupes (…). Mais à qui s’adressent-ils? (…) Sans doute prioritairement à eux-mêmes.»

Je voudrais compléter cette analyse par une approche culturaliste. En étudiant la pratique de la photographie amateur, on se rend compte que les gens en ont une perception déformée. Ils sont souvent incapables de décrire leurs usages iconographiques, pourtant bien réels, comme s’il leur manquait un cadre dans lequel inscrire l’utilité de leurs actes. L’analyse des formes culturelles, qui ont fait l’objet d’un processus de sélection et de valorisation que Bourdieu dénomme "distinction", montre que ces cadres sont forgés par une production de discours, comme par exemple la critique littéraire ou musicale. Une activité valorisée l’est le plus souvent par l'intermédiaire d’un récit qui est précisément l’instrument de sa distinction.

Il faut ajouter qu’à côté des pratiques valorisées (la lecture, le concert, le théâtre, le cinéma d’auteur…), le processus de formation de représentations partagées fonctionne aussi avec des "distinctions négatives", autrement dit des discours de dévalorisation. Toutes les "phobies" – technophobie, téléphobie, photophobie… – sont caractérisées par l’existence de puissants récits négatifs, qui constituent autant de cadres culturels permettant de reconnaître et de délimiter des communautés. L’influence de ces infrastructures narratives est relativement indépendante des pratiques elles-mêmes.

Ce qu'il importe de relever ici, c'est que la posture deconnexionniste ne vise pas l'ensemble du paysage numérique, mais plus précisément son évolution la plus récente, celle des smartphones et des tablettes. La période d’émergence d'internet a fait l’objet d’une production discursive complexe, constituée à la fois par des revendications progressistes enthousiastes, associant généralement un accroissement de compétences avec une dimension égalitaire, et par des manifestations de résistance ou de refus, conformes à la tradition de la réception des révolutions technologiques.

En revanche, il est frappant de constater que l’étape des pratiques connectées, autour de l'outil emblématique du smartphone, n’a fait l’objet d’aucun récit positif. Au contraire, cette évolution s’est accompagnée d’un ensemble de discours dépréciatifs, alimentés par une approche psychologique pointant le caractère addictif et égocentré de l’usage des réseaux sociaux, principalement par les jeunes générations (le caractère "fermé" de Facebook s'opposant paradigmatiquement à l'"ouverture" du web 2.0).

Encore renforcée par le changement de contexte post-snowden, favorisant une réception très négative des principaux acteurs du net comme pilleurs et exploiteurs de nos données privées (voir notamment: Eric Walter, Laurent Chemla, "Internet, les héros sont fatigués"), cette grille de lecture correspond bel et bien à l’approche déconnexionniste, qui décrit les pratiques connectées comme une régression individuelle, en faisant paradoxalement l’impasse sur ce qui fait leur succès, à savoir leur dimension sociale. Le bon accueil fait à ce récit ne correspond donc pas à une rébellion face à la technologie, mais traduit au contraire le conformisme de la représentation technophobique, calée comme le discours conservateur sur la préservation de "valeurs" existentielles qui sentent bon le camembert.

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