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Billet de blog 15 octobre 2014

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Quand Le Monde se trompe de polémique

Pour autant qu’on puisse en juger à partir d’un échantillon critique limité, le récent essai d’Edwy Plenel, Pour les musulmans (La Découverte, 2014) suscite des avis nettement répartis selon le bord politique d’où ils émanent: positifs à gauche (L’Humanité, Libération, Politis…), négatifs, voire hostiles, à droite (Le Figaro, Atlantico, Causeur…).

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Pour autant qu’on puisse en juger à partir d’un échantillon critique limité, le récent essai d’Edwy Plenel, Pour les musulmans (La Découverte, 2014) suscite des avis nettement répartis selon le bord politique d’où ils émanent: positifs à gauche (L’Humanité, Libération, Politis…), négatifs, voire hostiles, à droite (Le Figaro, Atlantico, Causeur…).

Cette distribution paraît confirmer la thèse du livre, qui décrit l’instrumentalisation de la minorité musulmane à des fins identitaires. A noter que la mise en cause par Plenel de la gauche laïciste provoque logiquement une réponse non moins vigoureuse de la part des intéressés (Les Inrocks).

Mais le patron de Mediapart et ses enquêtes tonitruantes suscitent aussi la jalousie de certains de ses plus proches concurrents, qui se manifeste par le silence (Nouvel Obs) ou, de manière plus insidieuse, par la mise en exergue de sa dimension conflictuelle (Le Monde). Le journal autrefois dirigé par Plenel, qui n’omet pas d’informer ses lecteurs des ennuis fiscaux de Mediapart, rend compte du débat organisé par Arte pour l’opposer au radiosophe Alain Finkielkraut. Dans son supplément magazine du 11 octobre, Le Monde propose un portrait croisé d’Eric Zemmour et d’Edwy Plenel, reliant les deux auteurs par leurs ouvrages, décrits comme « polémiques »

La réaction du journaliste ne se fait pas attendre, puisque celui-ci court-circuite via Twitter la validation des commentaires de la version en ligne, publiant sa réponse navrée: «Ainsi donc pour le journal où j'ai travaillé 25 ans et dont j'ai dirigé la rédaction, combattre le racisme et la xénophobie, dont l'islamophobie est l'ordinaire cheval de Troie, ce ne serait que de la polémique professionnelle». Plusieurs autres lecteurs sont eux aussi choqués par ce «parallèle artificiel» : «Jouer à comparer Plenel et Zemmour c'est peut être racoleur mais ça manque de dignité intellectuelle. Il ne me paraît pas souhaitable de mettre sur le même plan le travail de Plenel et les discussions de bistrot de Zemmour».

Etre considéré comme un polémiste tend à amoindrir la force de l’opinion exprimée. A l’évidence, la tactique de mise en balance avec le sulfureux éditorialiste, en voie de dieudonnisation depuis sa tentative de réhabilitation de Vichy, correspond à un traitement à caractère stigmatisant, en principe dissimulé par le dispositif

Nous pouvons lire ici deux informations apparemment contradictoires: la capacité d’un média à organiser ou à susciter la controverse, et simultanément la dévalorisation de la dimension polémique, qui apparaît comme une expression amoindrie car marquée par le parti pris, l’émotion et l’exagération.

Cet exemple permet de préciser l’usage fait par la presse de la forme conflictuelle. Quoique celle-ci constitue à l’évidence une ressource journalistique puissante, il convient de la maintenir sous contrôle, par le biais de délimitations soigneusement marquées. L’éditorial, le dessin de presse, la tribune, le débat de chroniqueurs constituent autant de conteneurs qui permettent d’isoler la forme polémique au sein de frontières étanches, conviée à condition de la tenir à distance, comme un dompteur fait entrer un fauve dans la cage.

A l'instar du spécialiste consulté à l'occasion ou du chanteur en promotion, la forme conflictuelle n'est acceptable que si elle vient d'ailleurs. Les chaînes d'info en continu ont banalisé le genre du débat entre éditorialistes, invités en tant que représentants d'organes de sensibilité opposées, qui reprend les codes de l'affrontement télévisé de personnalités politiques. Dans cette scénographie, c'est le journaliste "maison" qui représente la position neutre et objective du média organisateur.

Mais si les formes conflictuelles servent dans les domaines scientifique ou politique à produire un gagnant indiscutable, par l'intensification de l'argumentation et la ritualisation du combat, les médias d'information y recourent de manière utilitaire, dans le seul but de profiter de leur caractère spectaculaire. Invité permanent du système médiatique plutôt que vrai journaliste, Zemmour incarne exemplairement la mobilisation indéfinie de la polémique pour la polémique à laquelle se livre la presse.

Tout en préservant la légitimité que confère une objectivité feinte, l'hétérogénéité de la controverse au sein des médias confirme son instrumentalisation. Comme le montre l'exemple du Monde, il faut une certaine habileté pour manipuler la forme conflictuelle. Lorsque le dispositif apparaît à nu, on expose simultanément sa maladresse et son hypocrisie.

Billet initialement publié sur le blog L'image sociale.

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