
Il y a ceux qui ne se sont pas posé de question. Un million, un million et demi, c'est énorme, donc ça compte. Et puis il y a ceux qui se demandaient: quelle valeur accorder – et donc quelle signification donner – à cette manifestation virale, la première du genre en France?
Créée le 11 septembre 2013, la page Facebook "Soutien au bijoutier de Nice" atteignait 1 million de likes dès le 14 septembre. «Les exemples de pages ayant franchi la barre symbolique du million de likes en quelques heures ou quelques jours se comptent sur les doigts d'une seule main», indique Olivier Ertzscheid, citant des cas de concours bon enfant.
Cette évaluation n'est pas un point secondaire. L'éloge de l'autodéfense, l'appel au meurtre ou la condamnation du laxisme de la justice sont malheureusement des opinions d'une grande banalité, qui s'expriment volontiers au zinc après un fait divers. Seule l'ampleur de la réaction collective confère à ce réflexe une signification particulière.
Mais que vaut un like? Le lundi suivant, une manifestation physique à l'initiative de l'Office du commerce et de l'artisanat de Nice ne devait réunir qu'un petit millier de personnes, autour de motifs comparables. Non, un million de likes ne "vaut" pas un million de manifestants, ni un million de voix. Signe d'adhésion économique, visible seulement par les contacts, le like a sa propre logique: «une logique d'empathie distante ou de fausse proximité (qui) abolit toute réflexivité, toute distance», explique Olivier.
Familier du "vertige du grand nombre" qui accompagne le web depuis ses origines, j'ai appris à me méfier de ces chiffres apparemment démesurés, que l'on voit se dégonfler au fur et à mesure de la croissance des usages. Dix millions, c’est beaucoup ou c’est peu? Dans les premières années de YouTube, on s’enthousiasmait lorsqu’on voyait des vidéos atteindre ou dépasser ces étiages comparables aux plus fortes audiences télévisées. Puis le premier clip de la plate-forme a doublé le cap du demi-milliard de vues, et il a fallu se rendre à l’évidence: la présence en ligne imposait de réapprendre à manipuler les ordres de grandeur.
Ertzscheid, encore, l'a bien décrit: «La mythologie de l’internet – au sens des Mythologies de Barthes – est construite sur ces chiffres renvoyant à une nouvelle Babel statistique. Une Babel à l’achèvement d’autant plus incertain qu’à l’exception notable des études du Pew Internet et de quelques autres, l’essentiel des infographies circulant sur le net et renvoyant à cet imaginaire numéraire, sont soit produites sur la base de données erronées, incomplètes ou non-vérifiables, soit produites par les sociétés propriétaires des sites ainsi "décomptés".»
L'absence de literacy de ces chiffres opaques explique la polémique qui a accompagné cet épisode, l'espace d'un week-end. Une évaluation contradictoire issue d'un site spécialisé dans la statistique des réseaux sociaux a alimenté un soupçon de fraude, alors qu'il ne s'agissait que d'un retard de mise à jour des données (le site a depuis corrigé l'intitulé de la catégorie). Fallait-il voir là un refus de regarder la réalité en face, comme certains l'ont suggéré? Il y avait pourtant d'autres indicateurs, volontiers rappelés aux sceptiques, à commencer par le nombre et la densité des commentaires, qui laissaient peu de place au doute quant à l'ampleur du phénomène.
Mais quelque soient l'abondance et la grandeur des chiffres, comme pour n'importe quel nouveau phénomène social, il convient d'avouer que personne n'est capable aujourd'hui de fournir une évaluation objective de cette manifestation ni d'en mesurer exactement l'importance.
Il faut donc abandonner ici la casquette de l'expert pour coiffer celle du citoyen, et livrer quelques impressions au doigt mouillé, dont l'avenir permettra de vérifier la pertinence. En précisant que mon point de vue est partisan, et que je me compte parmi les opposants à ce qu'exprime cette page (ce qui n'est pas la même chose que de considérer ses contenus comme méprisables, du point de vue hautain de celui qui détiendrait la légitimité culturelle).
Même si je pense que les données chiffrées ne constituent pas des indicateurs suffisants, je suis bien convaincu que nous nous trouvons face à une manifestation exemplaire, significative et probablement annonciatrice de nouveaux équilibres politiques et civiques.
Les faits sociaux ne prennent consistance que dans la perception de leurs effets, auprès de ceux qui en sont les auteurs comme dans les représentations qui leur sont renvoyées. Sous ces deux aspects de formation de communauté et de création de visibilité, la manifestation a rencontré un succès complet, ce qui suffit à lui conférer une portée majeure, voire une dimension à proprement parler révolutionnaire, si l'on en croit Boltanski («Les tâches principales d’un mouvement révolutionnaire sont, d’une part, de susciter des événements propres à mettre à l’épreuve la réalité et, ce faisant, à en dévoiler la fragilité. Et, d’autre part, de rendre possible cette mise en commun des expériences individuelles», Luc Boltanski, "Pourquoi ne se révolte-t-on pas? Pourquoi se révolte-t-on?", Contretemps, n° 15, 2012.).
Plutôt que les indications quantitatives, ce sont les formes qualitatives du dialogue qui doivent guider l'interprétation. La page propose à l'analyse un ensemble particulièrement riche d'interactions, qu'il conviendrait de décrire in extenso, en effectuant le relevé des commentaires, de leurs auteurs et de leurs appréciations. Quels éléments pourrait apporter un tel travail? Je me bornerai ici à quelques notes.

L'expression haineuse et grossière d'opinions relevant de l'appel au lynchage a choqué les lecteurs peu habitués au style fleuri de la fachosphère. Mais la première chose à relever est qu'il s'agit d'un lynchage virtuel. Faut-il rappeler qu'en d'autres temps, des foules ont assassiné, molesté ou chassé ceux qui étaient désignés à sa vindicte? Rien de tel aujourd'hui. Comme tous les signes échangés sur Facebook, les formes de la colère restent théoriques – et c'est peut-être ce qui explique leur apparente virulence.
A considérer le réseau social pour sa propriété essentielle, sa dimension conversationnelle, peut-on s'étonner que ce qui s'exprime au zinc, dans la familiarité et la chaleur de l'entre-soi, trouve écho dans l'asile d'un commentaire? Deux différences seulement séparent cette expression de sa forme orale: son archivage écrit et sa visibilité universelle, qui confèrent à la collection des commentaires sa dynamique propre. La fabrication en temps réel d'une conversation aussi étendue donne rapidement à l'exercice une forme d'exaltation bien connue des communautés politiques, qui contribue à faire monter la fièvre.
En contexte, il ne faut donc pas s'arrêter aux excès les plus marqués, mais essayer plutôt d'adopter une vue moyenne. Nous avons appris à interpréter les formes revendicatives quand elles s'expriment de manière ritualisée et organisée, comme les slogans repris collectivement pendant une manifestation. Une collection inorganisée d'énoncés individuels demande un travail d'observation plus développé, mais il est clair qu'il s'agit d'une ressource sans équivalent pour une compréhension approfondie de ce qui anime les populations.
Peut-on imaginer expression plus limpide de la désagrégation du lien social que la revendication de se faire justice soi-même - qui est précisément le contraire de la justice? Maître Eolas nous rappelle gravement que la légitime defense ne couvre pas les atteintes aux biens, et que la justice se doit d'être équilibrée et dépassionnée. Mais ce que disent les soutiens du bijoutier de Nice est plus brutalement qu'ils ont perdu toute confiance dans le fonctionnement normal des institutions supposées donner sens à la vie démocratique. Il n'est pas certain qu'un appel à la raison suffise à les faire changer d'avis.
Alors que le gouvernement remet pour la quatrième fois sur le métier une réforme des retraites qui trahit la parole donnée et confirme la destruction du salariat, alors que tout indique que l'impôt épargne les plus riches et que la rente a repris le dessus, alors que le formalisme républicain n'arrive plus à dissimuler l'abandon des populations par les élites, le principal secours que trouvent aujourd'hui les membres de nos sociétés est celui des solidarités individuelles, familiales ou locales.
A l'ère du démantèlement des systèmes de protection collectifs voulu par la mondialisation, ce qui caractérise aujourd'hui le mieux le ressenti des classes les moins favorisées est le repli sur soi et sur la cellule familiale, comme une réponse pragmatique à la disparition de toute forme d'horizon partagé. Faire justice soi-même, ou plutôt le crier, est-il autre chose qu'adresser à un acteur lointain et indifférent la colère et le ressentiment d'un abandon?
Le problème soulevé par la page Facebook de soutien au bijoutier ne concerne pas principalement internet ou le Front national. Le premier n'est qu'un vecteur, le second un symptôme des tensions qui restructurent l'individuel et le collectif. Face à la réalité de la démission des élites, à la perte de confiance des masses, et aux dérèglements qui se manifesteront dès 2014, année électorale, un million et demi de likes n'est qu'un modeste signal, un avertissement sans frais. Nos dirigeants ouvriront-ils les yeux à temps? La leçon est dès à présent flagrante. Comme l'écrivait le grand historien Eric J. Hobsbawm en conclusion de son magistral Age des extrêmes (André Versaille, 2008): «La rançon de l'échec, c'est-à-dire du refus de changer la société, ce sont les ténèbres».
Billet initialement publié sur L'Atelier des icônes.