Au moment de discuter avec certains de mes amis-blancs, comme moi- de "Exterminez toutes des brutes", en accès libre sur ARTE replay, certaines réponses que j'ai entendues m'ont parues confondantes . Ici l'on me citait les exactions commises par le turco-mongol Tamerlan à la fin du XIVème siècle, ailleurs celles des Japonais contre les Coréens, pour expliquer que les Européens n'étaient pas les seuls à s'être mal comportés dans l'Histoire et que les horreurs étaient finalement les choses que savaient le mieux partager entre eux les êtres humains, quelle que soit leur couleur de peau. Fermez le ban.
Ces réponses m'ont paru ressembler à celles d'un enfant dans une cour de récréation a qui l'on reproche une bêtise : "j'ai fait ça , mais d'autres ont fait pareil ou pire". Elles m'apparaissent comme un mécanisme d'autodéfense face à une réalité qu'il est si compliqué de nier et qu'il est pourtant trop difficile à admettre : toute la subtilité, tout le raffinement de notre culture n'a servi que de prétexte à la mise en place d'un logiciel pour justifier la suprématie de la prétendue race blanche, qui a forgé la domination de notre continent sur le reste du monde, et qui irrigue encore , malgré son abolition formelle, les rapports de force chez nous et dans le monde.
Raoul Peck a pensé et créé un documentaire sur le suprématisme blanc, sur la construction et les occultations de cette histoire. Il n'a pas évoqué la colonisation japonaise des Coréens, ou les exactions de Tamerlan car ce n'est pas le sujet.
Quand il évoque la révolution haïtienne, il ne parle pas du massacre de 3000 à 5000 européens blancs ordonné et organisé méthodiquement par Dessalines en 1804 après la défaite de Napoléon , car encore une fois , ce n'est pas le sujet .
Que ceux qui s'intéressent à ces histoires aillent voir ou fassent des documentaires qui les traitent. S'en servir comme pièces à décharge pour nier le suprématisme blanc n'est pas pertinent.
Car ici le sujet est bien celui d'une œuvre malfaisante et unique, propre aux Européens : celui de la construction intellectuelle progressive et persistante, visant à placer les blancs au sommet d'une pyramide raciale et culturelle pour justifier après coup leur domination sur les autres peuples jugés inférieurs, et in fine, leur juste vitrification. Ces faits n'ont pas d'équivalent, dans leur intensité, comme dans leur spécificité, dans le monde et dans l'Histoire. Il serait fou de le nier.
Qu'après tout ce que nous avons su et cru admettre, il soit encore obligé de le dire gravement et que cette vérité soit encore réfutée et minimisée, voilà qui devrait nous inquiéter car les effets de la vaccination due au cataclysme nazi semblent s'estomper.
Telle est la symbolique nimbant les personnages blancs joués par Josh Hartnett qui traverse les différentes fictions et plusieurs époques, portant constamment un bandage à la main gauche, comme pour faire écho à la Bible: ce que fait la main droite, ici celle qui, le Colt à à la main, commet tous les meurtres, la main gauche ne doit pas le savoir, ou pour souligner que selon la tradition occidentale, la main gauche est celle qui reçoit tandis que la droite est celle qui donne, et pour dire ainsi que la colonisateur européen n'a pu que donner la mort et la dévastation, et a été incapable de recevoir l'altérité.

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Ex sex symbol nord-américain vieillissant et marqué, Artnett traverse les scènes, parfois en bourreau, parfois simplement en spectateur hagard ou angoissé, comme incapable d'agir face aux forces déterministes qui le poussent à violenter ou à profiter simplement de la situation . Il termine en fuite, juché sur une moto, ombre d'un Steve McQueen estropié, pour finir par plonger la tête sous l'eau, prêt à la grande évasion plutôt qu'à la saine réaction.
L'un des moments fort de ces fictions est aussi la scène vue en négatif d'enfants blancs réduits en esclavage, presque nus, et convoyés violemment par d'improbables esclavagistes noirs. Peck explique qu'il a réalisé cette inversion pour nous rappeler que l'idéologie suprématiste blanche a réussi à nous inculquer que la condition d'esclave est attachée aux seuls africains alors que bien des blancs ont été esclaves dans un passé pas si lointain : si vous tapez sur Google image le mot esclave , vous n'y verrez que des noirs .
Là où certaines critiques y ont vu un désir sadique de revanche sur les blancs il s'agit en réalité de la démonstration de la persistance du suprématisme blanc, venin qui n'a jamais cessé de couler dans nos veines, et qui est de nouveau instillé à forte dose dans les injonctions faites aux non blancs présents en Europe a s'assimiler, c'est a dire a ressembler autant qu'ils le peuvent a des blancs . L'écrivain James Baldwin, citant le militant des droits civiques Stokely Carmichael, a ainsi pu dire dans une vidéo passée lors de l'interview de Peck dans A l'air libre : "L'intégration, c'est le subterfuge du suprématisme blanc", après avoir déclamé lui même qu'il refusait "d'être incorporé a un système destiné à le faire mourir" . L'assimilation ici, est donc la continuation d'un génocide de basse intensité par d'autres moyens. Elle est le programme d'un large spectre politique en France qui va de la frange droitière des socialistes à Eric Zemmour.
A cet acte d'accusation, mes amis m'ont encore demandé ce qu'il fallait faire, comment aller de l'avant face à tant de véhémence et d'acrimonie qui serait peut être contre productive.
A vrai dire, je ne pense pas que Raoul Peck ait fait son documentaire pour nous mettre à l'aise ou pour que nous sortions par le haut d'une histoire que l'on ne peut défaire, afin que nous puissions toujours nous gargariser d'être les seules nations à posséder une culture si avancée qu'elles peuvent regarder en face les méfaits passés, quand d'autres, turques ou chinoises par exemple, réfutant ou continuant leurs génocides, auraient encore un siècle de retard.
C'est peut être encore l'un des caractères les plus pathétiques de nos cultures européennes : il faut toujours prévoir le business plan d'une initiative, chercher ses débouchés, soigneusement chiffrés et rationalisés avant de l'entreprendre , comme Collomb avait précisément négocié avec le roi d'Espagne les coûts et les revenus espérés des éventuelles "découvertes".
Je réponds donc que pour une fois, nous devrions peut être répondre à Raoul Peck par autre chose que les panoplies intellectuelles dans lesquelles nous puisons habituellement pour faire face à un problème , le repentir religieux, les controverses de Valladolid ou l'ouverture de nouveaux marchés.
Peut être devrions nous simplement nous asseoir, voir, écouter, contempler l'abîme.