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Billet de blog 10 février 2024

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Le premier jour sans lui

En salle de permanence des avocats au Tribunal judiciaire de Paris, je dis d'une voix faible, "Robert Badinter est mort". Une tête se lève, personne ne réagit vraiment, chacun replonge dans ses dossiers. Et puis la déception passée, l'émotion a fini par venir, submergeant petit à petit le déroulé de cette journée particulière d'audience de comparutions immédiates.

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13h30 et l'audience va commencer à la 23ème chambre 2 des comparutions immédiates. Chose inhabituelle, l’une des trois juges qui assureront l’audience vient nous voir et discuter un peu avec nous d’un prévenu qui va passer, avec une aménité qui dépareille de l’éloignement dont se drapent les magistrats parisiens depuis qu’ils ont emménagé dans la tour d’ivoire du nord de Paris. Si ce n’étaient les bandes verticales satinées qui ornaient sa robe, on aurait presque dit une consœur prête à plaisanter avec nous des incongruités des dossiers du jour.

Je profite de cette proximité et je lui demande si le Tribunal compte dire quelque chose en ouverture d’audience. Elle me répond qu’elle va en parler à la Présidente et puis finalement, qu’elle s’en chargera elle même, ayant d'ailleurs rencontré Robert Badinter.

Comme souvent, beaucoup de jeunes gens sont présents en début d’audience. Les comparutions immédiates, c’est là bizarrement qu’on emmène les collégiens, pour leur montrer en guise d’édification, comment fonctionne la justice des derniers de la classe, du quotidien de la délinquance misérable.

L’assesseure, à la droite de la Présidente impassible, avant d’envisager le premier dossier de fond, prend la parole. Elle parle du vieux monde, pas si lointain, celui des bois de Justice, que Robert Badinter a mis à bas. Quelques mots, bien choisis, qui fondent sur la jeunesse qui lui fait face et qui désarment les avocats des deux côtés de la barre. Comme il est impossible d'applaudir, je pense à Monique Mabelly, la juge d’instruction qui a assisté à la dernière exécution capitale en France, et dont la lettre rendant compte de la mort d’Hamida Djandoubi a été donnée à Robert Badinter par son fils. Cette lettre, je l’ai lue plusieurs fois à haute voix à des membres de ma famille, à des proches, et je n’ai jamais pu la terminer sans que ma gorge ne se serre et que les larmes ne viennent. 

J’ai l’honneur, de permanence côté partie civile, d’être le premier avocat à plaider. Je m’associe en tant que membre du barreau à l’hommage qui vient d’être rendu par le Tribunal, d’une seule phrase, sans trop en dire, pour ne pas gâcher le bel exorde de la magistrate, et je passe au dossier. Je me dis que si Robert Badinter a le temps de regarder derrière son épaule, pendant sa conversation avec Dieu duquel il espérait qu’il lui dise qu’il a fait de son mieux, il aimera cette scène simple des gens de Justice qui ont pris le temps de lui dire merci malgré la surcharge proverbiale du rôle.

Entre les suspensions d’audience, les langues se délient. J’ai la chance d’avoir pu échanger quelques mots avec Robert Badinter, lors de la cérémonie de prestation de mon "petit serment" avec 1750 autres élèves avocats en 2013, à laquelle nous fument tous adoubés par le maître. Alors que tous se dispersaient, des amis et moi l’attendions en haut des marches de la salle du palais des Congrès qu'il gravissait doucement, et miraculeusement seul. Je garde en mémoire ces quelques mots dérobés au milieu de la gigantesque nouvelle promo « Robert Badinter » de l'Ecole de Formation du Barreau, sa conviction que les Etats-Unis aussi finiraient par abolir la peine de mort, la persistance des combats à mener pour la dignité humaine en France et ailleurs, et cet ordre de mission : « Agissez ».

Robert Badinter était quelqu’un de fier de ce qu’il avait accompli, altier, et en même temps incroyablement accessible. Des centaines, des milliers d'avocats ont ce genre de souvenirs avec lui. Un autre confrère plus âgé me montre un selfie de lui à ses côtés. Il a ce sourire béat qu’ont les gosses qui posent pour une photo à côté de Zidane ou Platini.

Platini ou Zidane, il y a de ça chez Robert Badinter, pour nous les avocats, bien qu’il n’a jamais été un ténor pénaliste pur comme Hervé Temime ou Maurice Garçon, et que l’essentiel de sa renommée fut aspirée par 1981. Il est celui qui, a réussi là ou les Hugo, Jaurès ont échoué et il est devenu tellement plus qu'un avocat. Méthodiquement, avec préméditation, il a assassiné la peine de mort, cette barbarie dont la perversion était telle, qu’elle faisait naître en nous des sentiments de pitié pour des humains qui n'avaient rien fait pour la mériter, et il nous a libéré. A ce confrère condisciple de faculté, dont le talent est aussi haut que son cynisme, qui me disait que l'abolition de la peine de mort avait vidé de son enjeu la substance des assises, je répondais que moi je n'aurais pas pu devenir avocat et prêter mon concours à un système dont la pierre angulaire aurait été la peine de mort. Je n'aurais pas eu la force qu'a eu Robert Badinter de miner le système de l'intérieur.

Depuis longtemps, le grand âge arrivant, et l’abolition de la peine de mort ne s’étant pas étendue aux limites posées par notre condition humaine, je me disais qu’il était le dernier grand héraut de la République, qu’aucun Français encore vivant n’atteignait sa stature, et que la vigie sur la tour de garde serait laissée bien vide, même si comme son ami François Mitterrand auquel toute sa vie il fut loyal malgré tout, je crois aux forces de l'esprit, et qu'il ne nous quittera pas. A présent qu’il cède la place, que le timbre outré de ses mercuriales ne montrera plus l'évidence de la voie, j’attends, j'espère, je me persuade tout de même, que d’autres hommes se dresseront pour chasser les nuages et les tempêtes qui nous bouchent l’horizon.

La salle est désertée du public, l’audience des comparutions immédiates se termine avec le prononcé des derniers délibérés, presque tôt par rapport aux records que connaissent ces sessions à rallonge. La Présidente, soulagée, demande de manière rituelle à la représentante du ministère public si elle a de nouvelles réquisitions, ce à quoi à ce stade, il lui est toujours répondu par la négative. Et puis lentement, la compagnie se dissout, les prévenus, aux fortunes diverses, inconscients du départ du grand homme, commencent à humer le parfum d'une liberté sans doute provisoire, ou s'entendent  réciter par le greffe le poème "A Fresnes Fleury la Santé" en fonction de la position de leur nom dans l'alphabet. 

Il est 23H30, et bientôt nous aurons terminé, le premier jour sans lui.

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