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Billet de blog 19 février 2021

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Un problème d'invasions barbares

L'historiographie française a pris pour habitude de dénommer les mouvements migratoires au sein de l'empire romain à partir du IIIème siècle, comme des « invasions barbares ». Loin d'être anodine et innocente, cette appellation ne correspond que partiellement à la réalité historique et dit quelque chose de notre rapport actuel aux migrations.

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 "A travers les siècles, plusieurs enseignements de droit ont surgi. Ils ont ensuite disparu avec les invasions barbares". Cette phrase est celle d'un ou d'une étudiante qui a rendu une copie d'examen en introduction historique au droit ce premier semestre 2020-21 que j'ai corrigée. Ce genre de raisonnement apparaît dans des dizaines de dissertations et de commentaires de texte, et pour cause, il est encore enseigné à l'université en histoire du droit. Bien qu'à titre personnel je demande à mes étudiants d'utiliser le terme "migrations germaniques" (même si ce n'est pas totalement satisfaisant puisque les Huns n'étaient pas d'origine germanique),  je retrouve encore régulièrement dans des copies de mes étudiants cette expression péjorative, accouplée à l'idée de l'extinction du génie romain, qui semble gravée dans leur imaginaire.

Les historiens l'enseignent aujourd'hui, cette période que l'on appelle "invasions barbares" recouvre une réalité, si ce n'est alternative, en tout cas bien plus complexe. Certes les Romains de l'époque pouvaient désigner comme "barbares" (du grec "barbaros", c'est à dire "l'étranger à la civilisation" avec le plus souvent une connotation péjorative), les peuples germaniques qui habitaient à l'est des frontières de l'empire, certes, il y eu en effet des peuplades se déplaçant en armes, pillant des villes,commettant des massacres, et affrontant des légions romaines (ce qui correspond au terme d'invasions).

Mais le IIIème siècle voit surtout des peuples germaniques s'installer dans l'Empire, souvent avec l'accord de l'administration impériale, puis s'acculturer, travailler, accéder à la citoyenneté, et combattre soit comme troupes auxiliaires, soit directement dans les légions, parfois d'ailleurs contre d'autres germains non acculturés.

476 qui évoque encore "la chute de Rome" ne correspond pas du tout dans les faits à l'explosion brutale d'un Empire comme a pu l'être par exemple celle du bloc soviétique en 1991. En 476, le Skire Odoacre qui dépose Romulus Augustule, "le dernier Empereur d'Occident" ne proclame pas la fin de l'Empire. Et pour cause, il est un militaire stipendié par les Romains, et s'empresse d'envoyer les insignes impériaux à Zénon , Empereur de Constantinople, dans le but de réunifier l'Empire qui avait été divisé au 4ème siècle.

Après 476, les dignitaires germains -pour beaucoup romanisés- qui exercent la réalité du pouvoir ne soldent pas l'héritage de l'Empire. Les légions ne se sont pas brutalement débandées mais constituent des unités plus petites et obéissent à des chefs plus nombreux, les peuples d'origine gallo-romaine n'ont pas été réduits en esclavage par les Germains, et les Codes de droit romain sont repris et réformés (certes avec moins de brio que lors de la période classique romaine, mais cette virtuosité avait depuis longtemps disparu avec l'avènement de l'Empire qui a mis sous coupe réglée la foisonnante doctrine juridique qui avait commencé à se développer sous la République).

Si la culture romaine classique finit par s'éclipser durant le Haut Moyen-âge, c'est davantage du fait d'un temps politique rétif à l'émergence d'un pouvoir centralisateur fort, que de barbares sanguinaires et incultes voulant mettre à bas la romanité. Plus tard, Charlemagne, roi germain, s'est considéré comme le légataire de l'Empire et s'est fait couronner "Empereur romain d'Occident" réinstituant une division avec l'Orient, mais surtout attestant qu'il n'y a pas eu de désintégration formelle de l'Empire en 476, avant que la culture romaine ne soit de nouveau remise au goût du jour et très sérieusement étudiée à partir du XIème siècle dans les Universités européennes.

Aujourd'hui la consultation de la page Wikipedia consacrée aux "Invasions barbares" nous apprend que les Anglo-saxons utilisent le terme beaucoup plus neutre de "Migration period" (période migratoire) quand les Allemands parlent de "Völkerwanderung" (terme difficilement traduisible qu'on peut adapter en  "migration des peuples"). Les Espagnols disent aussi "Período de las grandes migraciones".  Les Grecs eux mêmes, pourtant inventeurs du terme barbare, utilisent l'expression "Μεγάλες μεταναστεύσεις" (grande migration), peut être d'ailleurs parce que pour le monde grec, les barbares étaient les Romains.

Finalement seuls les Français et les Italiens utilisent le terme "invasions barbares" (Invasioni barbariche en italien). Est-ce parce que nos deux nations se considèrent comme les légataires les plus proches de la civilisation romaine? C'est en partie vrai, mais ce serait alors manquer de recul sur l'objet historique qu'a été l'Empire romain, tout comme le fait d'arguer  que des Romains eux-mêmes ont pu vivre et décrire la pénétration de germains dans l'Empire comme des invasions barbares : l'on ne peut décrire objectivement un fait historique en prenant un seul point de vue, sinon, nous parlerions encore par exemple de la Guerre d'Algérie comme "les Evènements" ou "la Pacification" de l'Algérie.

Alors pourquoi ce refus de l'historiographie de se mettre à jour et d'utiliser un terme plus objectif?  L'on peut penser que la recherche du XIXème siècle qui a perpétué le terme, n'a finalement souhaité retenir que le point le plus saillant des travaux de Montesquieu et Gibbon qui ont tout deux traité des causes de la "décadence" (terme qui lui même est contestable) romaine : l'impossibilité pour Rome d'assimiler des "barbares" venus en trop grand nombre et qui seraient les responsables des désordres et de la corruption de la vertu romaine, même si ces deux auteurs évoquent aussi d'autres causes (crises politiques et économiques à répétition, lassitude de l'esprit de conquête).  Le XIXème siècle est aussi celui qui invente la notion de race, et dont les nations européennes commencent à angoisser devant la multiplication des échanges économiques et un brassage ethnique qu'elles n'imaginent pas se faire au détriment d'un Empire européen sanctuarisé, et qu'elles estiment supérieur aux peuples barbares (le terme est employé à l'époque) que représentent les africains et les asiatiques.

Aujourd'hui le maintien de cette appellation en France est l'un des symptômes d'un pays qui, confronté à un phénomène migratoire d'ampleur, est pris dans ce que les sociologues appellent l'insécurité culturelle. Se bercer dans la croyance qu'une civilisation aussi puissante et pérenne que l'Empire romain a été abattue par des invasions barbares incontrôlées, c'est trouver des raisons au déclassement ressenti d'une France dont certains estiment qu'elle subit des migrations venues de peuples qu'elle dominait auparavant, comme les Romains avaient dominé militairement les Germains avant d'être soit disant vaincus par eux : C'est continuer à se complaire dans un jeu de miroir malsain avec une France colonisatrice qui aurait maintenu les peuples inférieurs à distance de la métropole tout en leur faisant profiter de la supériorité de sa culture, puis qui aurait échoué pour voir ensuite déferler sur elle des barbares avides de ses richesses, et dont le contact serait inévitablement corrupteur.

Les grands pourvoyeurs politiques de la peur migratoire actuelle insistent sur les crimes et délits commis par les personnes venant des anciens pays colonisés et sur leur prétendu caractère inassimilable, comme l'historiographie actuelle ne règle la focale que sur la trahison d'Arminius à Teutobourg (mise récemment en scène de façon grandiloquente par Netflix qui a décrit un Arminius pris dans un conflit de loyauté digne de celui qu'aurait pu ressentir un harki pendant la guerre d'Algérie), et certaines exactions commises par des peuples germains. Ils ignorent délibérément que les migrants venus d'Afrique fuient la misère d'une monde dévasté politiquement, économiquement et écologiquement, comme certains germains constituaient de véritables exilés qui venaient se réfugier dans l'Empire romain sous la pression militaire d'autres peuples et ont ensuite repris à leur compte la romanité, certains de façon plus intensive que d'autres.

Enfin reprenant un adage romain bien connu, ils attendent des migrants et des français d'origine immigrée issus des ex pays colonisés qu'ils abandonnent totalement leur culture ( "si fueris Romae, Romano vivito more", "A Rome fais comme les Romains") sans voir ce qu'il y a de dérangeant et de vexatoire dans une société moderne et ouverte, à attendre de nouveau venus qu'ils baissent la tête, francisent leurs prénoms, s'abstiennent de toutes revendications ouvertes aux citoyens de plus longue date, voire subissent silencieusement les discriminations et violences dont ils sont victimes comme savaient si bien le faire les immigrés européens des XIXèmes-XXèmes siècles dont certains ont la nostalgie.

Il y a une façon plus optimiste de voir les choses : l'Empire romain n'a jamais véritablement cessé d'exister puisque nous parlons encore une variation de sa langue et utilisons son système juridique, et nous sommes pour beaucoup le produit d'un brassage ethnique entre germains et romains qui a permis des avancées politiques, culturelles et juridiques qui n'auraient probablement jamais pu avoir lieu si l'Empire romain avait pu garder ses frontières complètement hermétiques. Comme le disait le juriste anglais du XIXème siècle Arthur Duck en parlant du droit romain, la romanité a perduré jusqu'à nous, non plus en raison de l'Empire, mais sous l'empire de la Raison. Elle n'a jamais été balayée par des prétendus barbares qui l'auraient soit délibérément rayée de la carte, soit engloutie par leur nombre. Il est donc plus que temps de réformer notre enseignement de cette période et d'arrêter d'utiliser sans précaution ce terme d'"invasions barbares" : Celui-ci n'est que l'expression d'une angoisse vivace depuis trop longtemps,  propre à un spectre politique qui n'a pas à s'exprimer dans l'enseignement.

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