Ce moment de l’histoire américaine est ce que les anglo-saxons appellent une milestone dans la lutte pour l’abolition de la ségrégation et des discriminations dans le monde occidental.
Le 28 février dernier, un article du Monde signé Pascale Krémer faisait état du développement croissant de services uniquement réservés aux femmes, comme des voyages, des soirées, des salles de sport, et donc, jeu de miroir le plus marquant avec le moment Rosa Parks, des compagnies de taxi ou VTC réservées aux femmes avec des conductrices uniquement femmes. Ces services répondent à une demande forte après le mouvement #Metoo, pour pallier les problèmes de harcèlement sexuel que subissent les femmes au quotidien.
Si aux Etats-Unis, la non mixité est un moyen répandu et accepté dans le militantisme des groupes sociaux subissant des discriminations, chacun a pu constater à quel point elle était très mal perçue en France par un large spectre politique, concernant par exemple les « camps d’été décoloniaux » ou des marches non mixtes. Une pratique qui pose problème dans le milieu militant, où elle pourrait pourtant se justifier pour des raisons recevables du point de vue de la recherche universitaire ou de la libération de la parole des discriminés, pose d’autant plus de problème quand elle naît dans l’accès aux services où l’on aura davantage tendance à s’émouvoir d’une solution dont on estimerait qu’elle renvoie à une politique d’apartheid inversé, et dans un pays ou les pratiques dîtes de discriminations positives sont mal tolérées.
Du point de vue du droit, immédiatement, le juriste tique et voit les problèmes que ce genre de solution pose vis-à-vis de notre système universaliste réprimant au moins formellement la plupart des discriminations, à fortiori dans l’accès à un emploi et l’accès à un bien ou service.
Rappelons donc au besoin qu’au titre de l’article L 121-11 du Code de la consommation , « Est interdit le fait de refuser à un consommateur la vente d'un produit ou la prestation d'un service, sauf motif légitime ».
Ensemble l’article 225-1 du Code pénal qui dresse un inventaire de ce que constitue une discrimination et qui y inclue bien évidemment la distinction fondée sur le sexe, l’on comprend qu’il est à première vue difficilement envisageable de réserver la vente d’un service à une femme, à l’exclusion des hommes.
Concernant l’embauche, l’article L1131-1 du Code du travail proscrit le fait d’écarter une candidature en se basant sur le sexe de la personne. Néanmoins des exceptions sont prévues par le Code du travail quand le sexe est déterminant pour le poste (par exemple, recherche d’un rôle d’acteur féminin) où pour des questions de discrimination positive entrant dans un plan politique prévu pour atteindre l’égalité professionnelle femmes-hommes.
Du point de vue du consommateur, nous le voyons, la marge est réduite. Il est à ce jour très difficile de justifier la restriction d’accès à un service de taxis pour ne le réserver qu’aux seules femmes.
Du point de vue de l’embauche, le sexe de la personne ne saurait être déterminant pour conduire un véhicule, et même s’il est vrai que les femmes sont très minoritaires chez les taxis et VTC, l’on voit bien qu’il s’agit moins pour la start up qui pratique cette discrimination d’œuvrer pour l’égalité femmes-hommes dans ce secteur, que de proposer un service dans lequel des femmes ne seraient pas susceptibles d’être importunées par des hommes. De toute manière, une telle action devrait être supervisée par les pouvoirs publics pour être licite du point de vue de l’objectif de promotion de l’égalité femmes-hommes.
Voici donc les termes du problème. D’un côté, nous avons un principe général fort qui proscrit les discriminations dans la vente de biens et services et dans l’embauche, avec le but avoué quand il a été instauré, de lutter contre les discriminations que subissaient les minorités et les groupes sociaux dominés. De l’autre, des membres d’un groupe social, les femmes, dont toutes les études montrent qu’il subit des discriminations majeures dans tous les secteurs de la société et du harcèlement au quotidien, souhaite justement bénéficier d’une discrimination les favorisant pour remédier à ce problème, au moins de façon limitée et temporaire.
Dans son ouvrage dont le titre est connu au-delà même de la sphère juridique « Le Gouvernement des juges », Edouard Lambert nous dit que le juriste, par nature, est un être fondamentalement conservateur. C’est parce que sa matière, la loi, est une norme qui proclame des axiomes formés à partir de situations et de faits économiques et sociaux qui sont déjà périmés au moment de la promulgation, qu’il ne peut en être autrement. Ainsi, le juriste aura toujours tendance à utiliser les grands principes malléables des Constitutions pour barrer la route aux idées progressistes qui souhaitent répondre à un problème social qui ne s’était pas posé au moment de l’écriture des Constitutions et des lois en vigueur.
Edouard Lambert avait montré au début du siècle dernier comment la Cour suprême des Etats-Unis s’était servie des principes forts de la Constitution et de ses amendements pour invalider les lois des Etats américains qui souhaitaient donner aux ouvriers une protection sociale, ou qui interdisaient aux patrons américains de refuser l’embauche d’ouvriers syndiqués au nom de la liberté contractuelle.
Plus dérangeant encore pour le sujet qui nous concerne, au nom du principe d’égalité porté par le quatorzième amendement de la Constitution américaine, bien des cours américaines avant la première guerre mondiale justifiaient assez cyniquement la ségrégation entre noirs et blancs dans l’accès à la propriété ou dans les transports au motif que si les noirs ne pouvaient avoir accès à certains espaces réservés aux blancs, d’inégalité il n’y avait point, car les blancs eux-mêmes ne pouvaient avoir accès aux espaces réservés aux noirs, faisait ainsi fi de l’inégalité structurelle qui existait dans les espaces alloués aux deux groupes sociaux.
La seule chose qui force en général les juges à aller de l’avant, ce sont les troubles sociaux et les révoltes populaires engendrées par leurs décisions qui parfois même les menacent directement, comme quand devant le refus obstiné des Cours américaines de valider des statuts d’Etats fédérés protecteurs pour les ouvriers, ceux-ci organisèrent un mouvement très fort pour instaurer un principe de destitution populaire des juges (recall).
Aujourd’hui, si un homme mécontent d’avoir été éconduit par une compagnie de VTC réservée aux femmes portait plainte, il y a fort à parier qu’il obtiendrait gain de cause au titre des dispositions précitées, et que la compagnie serait forcée de revoir ses pratiques.
Pourtant nous voyons bien qu’il y a quelque chose de dérangeant dans cette approche. Tout comme il fallait doter à la fin du XIXème siècle les ouvriers d’une protection sociale, nous savons aujourd’hui que la situation des femmes n’est pas satisfaisante vis-à-vis du harcèlement et que certains expédients doivent être trouvés en attendant que la situation évolue lentement.
Si Rosa Parks s’était révoltée dans les années 50 contre une discrimination, c’est qu’elle en pâtissait. Aujourd’hui des femmes pâtissent de l’égalité formelle qui mélange hommes et femmes dans les transports et dans toutes sortes de services. Et depuis très longtemps nous tolérons une entorse à l’égalité en réservant des toilettes aux femmes et aux hommes pour des raisons au départ sexistes (c’est même une obligation pour l’employeur dans le code du travail), à présent car nous savons à quel point le risque d’agression serait décuplé pour les femmes si cette séparation n’avait pas lieu.
Alors dans notre cas que faire ? Il est tout à fait loisible à la jurisprudence de considérer que les transports et voyages non mixtes constituent un refus de vente pour une raison légitime en considérant l’impact du mouvement #Metoo qui a mis à jour les vastes manquements de l’Etat français pour protéger les femmes contre les actes de harcèlement qu’elles subissent au quotidien de la part des hommes.
D’autant que dans les faits, ces services réservés restent fortement minoritaires et qu’il est fort improbable qu’un homme puisse se retrouver sur le bord de la route sans véhicule du fait de l’existence de compagnies de taxis réservées aux femmes. L’évaluation d’une discrimination devrait donc toujours s’accompagner d’une étude factuelle et propsective pour déterminer si la discrimination constitue un réel dommage pour le groupe discriminé, et si le risque que dommage il y ait dans un futur proche soit réel. On imagine mal ce genre de compagnies pulluler vu qu’il s’agit tout de même de démarrer une activité en se séparant de la moitié d’une clientèle, voire aussi de la clientèle féminine qui souhaite toujours côtoyer des hommes. La meilleur preuve de la nécessité d’évaluer le dommage fait au groupe potentiellement discriminé est qu’à ma connaissance, aucune plainte n’a été déposée par des hommes contre ces services réservés et que si litige il y avait, il serait sans nul doute largement fabriqué, soit par une association politique, soit par un professionnel du droit curieux d’avoir l’avis d’un juge ou tenté de se faire de la publicité.
Plus surement, les juges, conservateurs par nature (même ceux classés à gauche, pour les raisons expliquées ci-dessus), considéreraient que le risque de dérives serait trop grand et que la tradition universaliste française ne peut tolérer ce genre d’exceptions. Tradition universaliste qui, quand elle a éclos à la Révolution (en excluant les femmes, bonjour Olympe de Gouges) était une idée progressiste, conceptualisée pour défendre les oppressés et qui aujourd’hui est utilisée contre les oppressées. Nouvelle démonstration s’il en était besoin, que la faiblesse essentielle du conservatisme politique réside en ce qu’il se retrouve toujours à défendre le progressisme d’hier.
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