Pendant la République romaine, quand un péril imminent menaçait la nation, le Sénat nommait un ou plusieurs Consuls dictateurs temporaires pour prendre des décisions extraordinaires, rapides et jugées impérieusement utiles à la sauvegarde commune. Ce faisant, il accompagnait leur nomination d'une formule rituelle pour conjurer les éventuels abus de pouvoir : "Caveant consules ne quid detrimenti respublica capiat", souvent abrégé en "Caveant Consules", et que l'on peut traduire ainsi : "que les Consuls prennent garde à ce qu'aucun dommage ne soit fait à la République".
Aujourd'hui dans notre droit, il existe un article 413-10 du Code pénal qui punit "de sept ans d'emprisonnement et de 100 000 euros d'amende le fait, par toute personne dépositaire, soit par état ou profession, soit en raison d'une fonction ou d'une mission temporaire ou permanente, d'un procédé, objet, document, information, réseau informatique, donnée informatisée ou fichier qui a un caractère de secret de la défense nationale, soit de le détruire, détourner, soustraire ou de le reproduire, soit d'en donner l'accès à une personne non qualifiée ou de le porter à la connaissance du public ou d'une personne non qualifiée.". Cet article et d'autres avec lui répriment la compromission du secret de la défense nationale .
Cette interdiction légale a vocation à s'appliquer à toute personne y compris journaliste qui se procure et/ou porte au public des informations classées secret ou confidentiel défense, sans que cette interdiction ne soit modérée par le fait que le sujet puisse être d'intérêt public. Elle et la procédure qui permet son application sont largement dérogatoires de notre droit commun comme pouvaient l'être les pouvoirs spéciaux des Consuls dictateurs romains.
Est-ce à dire qu'elle donne carte blanche à un magistrat qui l'invoque et entend l'appliquer dans toute sa rigueur?
En effet, cette loi entre en confrontation directe avec des normes qui lui sont supérieures, la liberté de la presse, dont le secret des sources est un des piliers, et qui est sous tendue par l'article 11 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde de droits de l'Homme et la jurisprudence de la Cour afférente. Ces principes, cardinaux dans notre Etat de droit, sont supérieurs à la loi qui ne peut les limiter de manière absolue comme le font l'article 413-10 du Code pénal et son application actuelle. Et ce, quand bien même ils s'appuient sur un rattachement bancal -opéré par la décision du Conseil constitutionnel QPC 2011-192- du secret de la défense nationale aux principes constitutionnels de "la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation, réaffirmés par la Charte de l'environnement, au nombre desquels figurent l'indépendance de la Nation et l'intégrité du territoire". On peine à comprendre en quoi le secret autour du concours de la France dans des exécutions extra judiciaires de contrebandiers en Egypte participeraient à l'indépendance de la Nation et à l'intégrité du territoire. Au contraire ce genre de barbouzeries a plutôt tendance à donner des leviers à des potentats étrangers sur nos dirigeants politiques minant ainsi son indépendance.
Passant, le public a pu apprendre que l'utilisation la plus rigoureuse de cette loi consistant en la perquisition et la garde à vue d'une journaliste, a été mise en place par une juge d'instruction indépendante dont, d'après Ariane Lavrilleux, l'identité est protégée, car spécialisée dans l'anti terrorisme. Il est peut être plus probable qu'elle soit spécialisée dans le contrôle et le contentieux du secret défense, d'où son anonymisation, car ayant à en connaître, elle est une cible pour des puissances étrangères. On perçoit par là toute la problématique d'un magistrat anonymisé qui dispose d'un pouvoir sans contrôle (au moins pour le placement en garde à vue qui n'est pas contestable avant sa fin), qu'il peut utiliser contre des personnes aussi importantes dans une démocratie pleine et entière que le sont les journalistes en charge d'informer les citoyens.
Passerait presque encore, si ces mesures exceptionnelles à l'encontre d'une journaliste avaient été ordonnées par un procureur de la République. Considéré comme un magistrat en France, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme lui a dénié ce statut depuis longtemps en pointant sa soumission statutaire au pouvoir exécutif, ce qui est toujours le cas aujourd'hui, malgré l'interdiction toute théorique des consignes individuelles de la part du pouvoir politique.
L'indépendance d'un juge d'instruction, par ailleurs spécialisé dans les questions de secret défense, est elle à peine moins théorique. Les magistrats indépendants sont proposés à leur poste par la direction des services judiciaires, émanation de l'exécutif politique, sur avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), qui n'a généralement aucun argument pour refuser cette nomination. Quand bien même, les magistrats sont en minorités au CSM, en partie contrôlé par le pouvoir politique.
On imagine ainsi la difficulté pour un juge d'instruction contrôlant les services de renseignement de refuser à ceux-ci trop d'actes d'enquête. Il serait d'une manière ou d'une autre, sinon évacué, facilement court-circuité. Les magistrats et cours spécialisés sont toujours bien moins protecteurs des droits des mis en cause, leur spécialisation étant un moyen pour l'Etat de contrôler et d'encadrer davantage leur nomination et leurs décisions.
Cela étant posé, ordonner la perquisition et la garde à vue d'une journaliste qui a mis en évidence les dérives du renseignement français en Egypte (et donc prouvé que certains documents classés confidentiel ou secret défense le demeuraient manifestement de manière abusive), constituent tout de même des actes dont on aurait pu attendre d'un juge d'instruction qu'il n'en prenne ni l'initiative, ni ne les autorise.
D'abord parce que surement grâce à une enquête ayant bénéficié de tous les moyens de la DGSI, et qui est probablement parvenue à identifier au moins une source d'Ariane Lavrilleux (ce qui pose déjà en soi un problème du point de vue de la liberté de la presse), sa perquisition et surtout sa garde à vue ne s'imposaient pas, des mesures alternatives auraient pu être utilisées, et l'on peut donc s'interroger légitimement sur les raisons réelles de ces actes revêtant un caractère exceptionnel vu la cible.
Ensuite parce que cet acte, extraordinaire dans une démocratie libérale comme la France, cause un préjudice réputationnel à notre nation mais aussi sape la confiance que peuvent avoir les Français dans nos institutions censées protéger autant que possible la liberté de l'information, et ne pouvant en opérer la limitation que lorsque l'intérêt général et la sécurité de l'Etat qui en sont la cause sont dûment caractérisés au delà du seul classement confidentiel ou secret défense, ce dont nonobstant le secret de l'instruction et donc la connaissance parcellaire du dossier, on peine à croire en l'espèce.
Prenant acte de la justesse du travail d'Ariane Lavrilleux, et de son témoignage à l'issue de sa privation de liberté, il est difficile de ne pas faire le constat grave qu'un magistrat indépendant qui, froidement, fait une application maximaliste de la loi en l'articulant de manière manifestement insuffisante aux principes qui lui sont supérieurs, et appose sa signature en bas d'une ordonnance de perquisition et de garde à vue d'un journaliste dans l'exercice loyal de sa fonction, verrouille alors un jalon funeste dans notre histoire politique, et ce faisant, cause un dommage irréparable à la République.
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