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Billet de blog 3 janvier 2019

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Carlos Ghosn est-il pire qu'un terroriste?

Le président de Renault et ex président de Nissan, citoyen français, est détenu sous un régime proche de notre garde à vue au Japon pour fraude fiscale et abus de confiance depuis le 19 novembre 2018. Peu de voix s'élèvent en France pour dénoncer une durée de détention peu conforme avec les normes internationales en vigueur.

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Carlos Ghosn, est en garde à vue depuis près d'un mois et demi et pourra possiblement y rester jusqu'au 11 janvier prochain.

Il n'est pas un réalisateur ukrainien activiste embastillé par un pouvoir russe violent et autocratique, il n'est pas non plus un dissident australien enterré vivant dans une ambassade.

Il est un capitaine d'industrie richissime connu pour son rapport pour le moins décomplexé à l'argent et pour s'être imposé dans un pays considéré - à tort ou à raison- comme l'un des plus hermétiques du monde en ce qui concerne les affaires.

Il est accusé au Japon de ce que l'on appelle en France des délits en col blanc, fraude fiscale et abus de confiance.

En France,  les auteurs ce genre d'infractions, bien que fort dommageables pour la société, obtiennent dans beaucoup de cas un régime de faveur par rapport à la délinquance de rue violente. Ils font rarement l'objet de détention provisoire avant procès, et encore plus rarement de peine de prison ferme sous prétexte d'être bien inséré et donc de fournir des garanties de représentation. Quand le gardé à vue est considéré comme une personne importante, la mesure est souvent aménagée comme dans le cas de Nicolas Sarkozy qui a pu rentrer chez lui pendant la nuit pendant sa dernière garde à vue.

On peut regretter que ces délits et leurs auteurs ne suscitent pas des mesures pre procès et une réponse aussi ferme que les infractions physiques de la part de l’État français. Néanmoins, peut-on se réjouir de voir Carlos Ghosn maintenu en garde à vue au Japon pendant près d'un mois et demi, sans accès à son dossier, c'est à dire sans connaître l'essentiel des charges qui pèsent contre lui?

En France cette période de garde à vue peut durer un maximum de 6 jours pour les crimes terroristes avec possibilité de différer l'arrivée de l'avocat. Au delà de cette période, le mis en examen a accès à son dossier et à toutes les investigations ultérieures qui sont faites. Il peut librement et efficacement travailler à sa défense avec son avocat.

Cette période sans accès au dossier est déjà très critiquable et critiquée dans notre pays comme contraire à la lettre de la directive européenne 2012/13/UE qui a été transposée partiellement par la loi du 27 mai 2014 en la vidant de sa substance. Cette transposition a été honteusement confirmée par la chambre criminelle de la Cour de cassation dans son arrêt du 4 octobre 2016 . En matière de garde à vue, nous vivons toujours sous une réminiscence de l'Ancien droit, quand la reine des preuves était l'aveu et quand tous les moyens étaient bons pour l'extorquer.

Au Japon, nous aurons donc appris que l'on peut rester, pour chaque infraction, un maximum de 23 jours en garde à vue sans accès à son dossier. Sachant que dans le cas de Ghosn, le procureur japonais, s'est gardé des cartouches en réserve en ne le poursuivant pas dès le début pour toutes les périodes et pour tous les faits qu'il entendait investiguer.

C'est exactement comme si dans le cas de l'affaire Bygmalion , le parquet avait requis non pas pour l'ensemble de la fausse facturation mais morcelé la poursuite pour chaque fausse entrée. Il aurait ainsi pu procéder à 48 heures de garde à vue pour chaque fausse facture et harceler les responsables jusqu'à ce que de guerre lasse, ils finissent par avouer.

Le Japon n'a certes pas à s’embarrasser de la Cour européenne des droits de l'Homme ni des directives de l'Union européenne. Mais cette pratique apparaît tout de même contradictoire avec les dispositions du Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966 dont est signataire le Japon, qu'il a ratifié le 21 juin 1979, et auquel il confère une valeur supralégislative : En d'autres termes, les juges nippons doivent l'appliquer directement dans leur droit et le faire primer sur leur loi nationale.

Ce pacte dispose notamment :

"Article 9

1. Tout individu a droit à la liberté et à la sécurité de sa personne. Nul ne peut faire l'objet d'une arrestation ou d'une détention arbitraire. Nul ne peut être privé de sa liberté, si ce n'est pour des motifs et conformément à la procédure prévus par la loi.

2. Tout individu arrêté sera informé, au moment de son arrestation, des raisons de cette arrestation et recevra notification, dans le plus court délai, de toute accusation portée contre lui.

3. Tout individu arrêté ou détenu du chef d'une infraction pénale sera traduit dans le plus court délai devant un juge ou une autre autorité habilitée par la loi à exercer des fonctions judiciaires, et devra être jugé dans un délai raisonnable ou libéré. La détention de personnes qui attendent de passer en jugement ne doit pas être de règle, mais la mise en liberté peut être subordonnée à des garanties assurant la comparution de l'intéressé à l'audience, à tous les autres actes de la procédure et, le cas échéant, pour l'exécution du jugement. [...]

Article 10

1. Toute personne privée de sa liberté est traitée avec humanité et avec le respect de la dignité inhérente à la personne humaine.[...]"

Ce pacte reprend les grandes lignes du droit au procès équitable, du principe de légalité des délits et des peines, et de l'interdiction des détentions arbitraires et indignes qui sont les principales avancées pensées par le mouvement européen des Lumières et mis en place dès le XVIIème siècle en Angleterre et à la fin du XVIIIème en Amérique et en Europe.

Dans notre cas, nous parlons d'une détention qui a déjà duré près d'un mois et demi, avec un organe de poursuite qui détourne son droit, pratiquant un réquisitoire en forme de supplice chinois pour s'arroger le temps de garde à vue le plus long possible  afin de faire craquer psychologiquement un mis en cause et l'empêcher de connaître la date exacte ou approximative de son élargissement.

Nous parlons aussi de l'absence d'accès au dossier, ce qui ne permet pas au gardé à vue de connaître les raisons étayées de sa détention. Dire à Ghosn qu'il est en garde à vue pour fraude fiscale et abus de confiance n'est pas si éloigné de dire à Sentsov qu'il est en détention pour "préparation d'acte terroriste". Si vous ne fournissez au gardé à vue aucun élément étayé à l'appui de vos accusations, alors lui donnez-vous vraiment les raisons de cette arrestation au sens du Pacte précité?

Il est assez déconcertant de voir avec quelle bonhommie nos commentateurs nationaux traitent ces violations qui touchent un concitoyen, comme si nous avions à faire à une spécificité culturelle japonaise qu'il faudrait respecter comme on respecte les mœurs bizarres de bons sauvages. Quant à l’État français, il a très rapidement lâché Ghosn qui est donc l'exemple vivant (parmi tant d'autres) qu'il est fort peu utile de dire "je suis citoyen français" quand on est en détresse à l'étranger.

Le Japon est une démocratie, les juges qui prolongent cette mesure sont indépendants. Il est signataire des grands pactes internationaux onusiens qui garantissent l'existence d'un État de droit.  Il se montre aujourd'hui indigne de son rang.

Je comprends bien que Carlos Ghosn puisse attirer moins de sympathie que Florence Aubenas ou Julian Assange. Qu'on ne monte pas de comité de soutien pour lui ou qu'on affiche pas son portrait en grand sur l'Hôtel de ville à Paris. Je comprends bien qu'un ouvrier aurait pu travailler pendant tout le Mézosoïque pour gagner un mois de son salaire. Mais il n'en reste pas moins un être humain et un concitoyen qui a le droit à ne pas subir une détention arbitraire et indigne dans l'indifférence générale. 

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