Le héros soviétique ordinaire était d’origine modeste, il avait des ambitions simples, un amour démesuré de sa patrie et une volonté farouche de se sacrifier pour elle. Les manches retroussées, les biceps saillants, le casque de chantier ou de combat vissé sur les oreilles. Il était bon et fade comme le pain blanc.
Le héros antisoviétique ordinaire travaillait derrière un bureau. Il avait des lunettes sur le nez, un pantalon froissé, un goût poussé pour la littérature et un attachement viscéral aux droits de l’homme et aux libertés individuelles. Il portait le nom de dissident.
Le héros postsoviétique ordinaire avait un 4x4 BMW noir, une épaisse chaîne en or, un cou de taureau, un flingue à la ceinture et des dollars plein les poches. Plus tard, il a maigri, échangé sa chaîne en or contre des Ray-Ban, appris les bonnes manières et planqué le flingue dans un tiroir de son nouveau bureau décoré par un architecte d’intérieur. Appelé « Nouveau Russe » dans les années 1990, il porte le nom plus lisse de Russe fortuné, ce qui n’est pas pour lui déplaire.
Le héros antipostsoviétique est en train de naître sous nos yeux. Il est séduisant et effrayant, radical et idéaliste. Les nouveaux héros ne sont pas des tendres, ils se sont frottés au pouvoir et s’y sont brûlés. Ils ont la formation soviétique, l’expérience des affaires et de la politique. Ils sont mus par un féroce raz-le-bol.
Dimanche prochain, des élections municipales se dérouleront dans plusieurs villes de Russie. Deux de ces villes, Moscou et Ekaterinbourg, sont le théâtre d’un affrontement digne d’un film hollywoodien, avec pour chacune un super-héros, une histoire d’amour, les forces du mal et la menace de la prison.
Episode 1 : L’homme en t-shirt rouge.
A Ekaterinbourg dans l’Oural, le super-héros s’appelle Evgueni Roizman. Il a la cinquantaine séduisante et sportive et la biographie d’un aventurier.
Fils de bonne famille fuyant le domicile familial pour se faire ouvrier, Roizman fait des études d’histoire, spécialité « Etudes régionales et icônes anciennes ». Du héros antisoviétique à lunettes, il a hérité son goût pour les arts : Roizman est poète et fondateur d’un musée privée de l’icône naïve de Neviansk . Du héros soviétique ordinaire, il a la musculature, le goût pour le sport et une certaine conception de la vie : il y a des bons et des méchants, les épreuves forment la jeunesse, il faut souffrir pour s’en sortir. Des convictions fortes et une méfiance permanente à l'égard de l'Etat sur lequel il refuse de compter. Roizman est aussi entrepreneur, propriétaire d’une entreprise de joaillerie et ancien parlementaire.
Mais surtout, l’homme est connu pour être le principal combattant anti-drogue du pays, dirigeant et gourou de la fondation « Une ville sans drogue » qui lutte contre les narcotrafiquants et accueille des toxicomanes adultes et enfants dans plusieurs centres de réhabilitation. Des centres qu’il gère en père de famille attentif mais sévère, en soignant les drogués - sans médecins ni médicaments - par l’isolement du reste du monde, par le travail et par la force du collectif.
Ses méthodes font parfois l’objet de critiques que Roizman écarte d’un revers de main : le jour où l’Etat s’occupera des toxicos et des trafiquants, il aura son mot à dire. L’Etat ne fait rien pour contrer la diffusion des drogues, notamment parmi les plus jeunes, alors qu’il laisse au moins travailler la fondation. Roizman est coupant comme un poignard, sans pitié pour ceux qui ne sont pas de son côté, tendre avec les siens. Les représentants du pouvoir régional grincent des dents, envoient régulièrement des raids policiers dans les locaux de la Fondation et montent des procès où « Une ville sans drogue » est accusée de mauvais traitement sur les pensionnaires.
Et c’est ici qu’intervient l’histoire d’amour.
Quand Evgueni Roizman tombe amoureux de la journaliste Aksana Panova, celle-ci est attachée de presse informelle du représentant régional du président de la Fédération de Russie, Evgueni Kouivachev. Le triangle amoureux est classique : Kouivachev aime Aksana, mais celle-ci n’est pas claire dans ses relations avec lui. Amoureuse de Roizman, elle quitte son travail auprès de Kouivachev. Le VIP éconduit devient gouverneur de la région et décide de se venger des deux amoureux. Aksana est propriétaire d’un journal en ligne et d’une agence de presse régionale ; elle sera à plusieurs reprises accusée de malversations et trainée en justice. Comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire sur les pages de ce blog, un procès pour motif économique est facile à monter en Russie où les règles du jeu sont floues et contradictoires et la justice obéissante au pouvoir politique.
L’histoire d’amour prend un tour encore plus cinématographique lorsqu’Aksana, enceinte de Roizman, perd son bébé après un de ses interrogatoires.
Roizman est convaincu que les procès contre Aksana comme les procès contre la fondation « Ville sans drogue » sont en réalité montés par le pouvoir politique pour écarter les empêcheurs de tourner en rond qu’ils sont tous les deux dans la région. Il se présente donc aux élections municipales à la mairie d’Ekaterinbourg.
De manière inattendue, la machine électorale de Roizman prend de la vitesse. Sa campagne est plutôt classique pour un observateur occidental : t-shirts rouges en signe de ralliement, rencontres répétées avec les habitants, manifestations sportives. Elle est au contraire incroyablement atypique en Russie où de gris candidats affichent pour la forme leur figure et leurs slogans sur des affiches électorales, puisque le résultat de l’élection se joue ailleurs, dans les couloirs de l’administration.
Les sondages électoraux où Roizman avait démarré au raz des pâquerettes le donnent de plus en plus souvent en première position. Sa campagne est jeune, vivante, orchestrée par sa muse Aksana Panova et animée par un réseau de jeunes bénévoles. Son objectif : changer le pouvoir dans la ville et éviter la prison à sa compagne. Il reçoit les habitants les uns après les autres, promettant avant tout une attention portée à leur problème particulier. C’est populiste et superficiel, mais bon comme une bouffée d’air frais dans une ville dont la politique est depuis longtemps absente.
Il ne fait aucun doute que le pouvoir régional va tout faire pour minimiser le succès de Roizman aux élections. Des fraudes sont certainement à venir.
Roizman, tout comme le deuxième héros de cette chronique, Navalny, est un personnage politique d'un genre nouveau. Pour les Russes qui le soutiennent, il est le gars à principes doublé de l’homme à sentiments, le cowboy à la gâchette facile et au coeur tendre. Le super-héros à qui l'on pardonne ses ambiguités parce qu'il est la seule voie de salut. En somme, l'image qu'avait Vladimir Poutine à son arrivée au pouvoir il y a une bonne décennie.
Et pourtant, le nouveau héros a quelque chose que Poutine n'a jamais eu.
Il est ce vivant qui se lève contre les morts-vivants de la vie politique russe d'aujourd'hui.
A suivre: Episode 2. Alexei "Django" Navalny.