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Billet de blog 11 février 2013

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Le rescapé

Le quatrième enfant de Becky s’appelle Gabriel. Il y a quelques jours encore, son prénom était Artur et j’imagine qu’il n’a peut-être pas compris avoir changé de prénom. Il a par contre certainement saisi que sa vie a changé. Il ne se doute pas à quel point.

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Le quatrième enfant de Becky s’appelle Gabriel. Il y a quelques jours encore, son prénom était Artur et j’imagine qu’il n’a peut-être pas compris avoir changé de prénom. Il a par contre certainement saisi que sa vie a changé. Il ne se doute pas à quel point.

Becky vit à Nampa dans l’Idaho, 80 mille habitants en plein Far West américain. Une jeune femme simple, jolie et joyeuse aux allures de bonne copine avec qui on aime aller faire du shopping ou boire un verre le vendredi soir. Une famille au plus près des clichés sur la classe moyenne américaine : sourire blanc de blanc, maison, église, trois enfants. L’un des petits est trisomique. C’est ce qui propulsera Becky en plein Far West russe pour un voyage plus rude et plus grand qu’elle n’aurait imaginé.

Un jour, Becky et Brian ont décidé d’adopter un petit enfant russe atteint, comme leur fils Jake, de la trisomie 21. Pour expliquer cette décision, Becky parlera à la presse du désir des Américains de rendre ce monde un petit peu meilleur. Je la soupçonne,pour nous sortir un tel cliché, prise au dépourvu par un rôle médiatique qu’elle ne maîtrise pas complètement. J’imagine comment ça a pu se passer en vrai. Un jour, devant les photos d’orphelins aux traits mongoloïdes rappelant son enfant, Becky a été transpercée de compassion et d’affection pour ces petits si semblables à son fils.

Voici donc la famille embarquée dans un processus d’adoption bureaucratique et coûteux, des tonnes de paperasse brassée entre deux continents. Pour les étrangers, le processus est très encadré et l’immense majorité des parents font appel à des associations intermédiaires pour les aider dans les démarches d’adoption.

En Russie, la législation autorise les étrangers à adopter uniquement des enfants refusés à plusieurs reprises par des familles russes : les trop âgés, les malades, les handicapés. L’adoption n’est pas populaire dans ce pays et reste encore prisonnière d’une vision consumériste : adopter un enfant ne se justifie que par le fait de ne pas pouvoir donner soi-même naissance. Il faut alors un enfant qui présentera bien, pour lequel on ne se doutera jamais qu’il vient de l’orphelinat.Les malades n’ont pratiquement aucune chance, surtout que l’Etat ne propose ni aide médicale, ni structures de réhabilitation, ni réseau associatif qui permettraient de prendre ces enfants en charge.

2500 enfants trisomiques naissent chaque année en Russie. 85% d’entre eux sont abandonnés à la naissance. La responsabilité du personnel médical est grande : les médecins, en suivant des instructions datant de 1974, ne sont pas rares à répéter aux jeunes parents que leur enfant a de faibles chances de survie et qu’il vivra au mieux comme un légume. Les enfants sont placés dans des orphelinats ; 40% d’entre eux n’atteignent pas l’âge d’un an. Seul un dixième survit jusqu’à l’âge adulte, mais ne va pas bien au-delà. Les petits trisomiques ne sont quasiment jamais adoptés par les familles russes. A la fin de l'adolescence, il sont placés en hôpital psychiatrique ou en maison de retraite ; dans bien des cas, des mouroirs. Aucune statistique n’est tenue sur la durée de vie de ces orphelins.

Je ne sais pas à quel point les parents adoptifs étrangers réalisent qu’ils ne donnent pas seulement une famille aux petits pourvus d’un chromosome surnuméraire : ils les sauvent d’une mort certaine.

Vue de Nampa dans l’Idaho, l’adoption du petit Gabriel est d’abord une affaire de formalités administratives et de levée de fonds : pour payer tous les intermédiaires et les voyages, plusieurs dizaines de milliers de dollars sont nécessaires. Les parents organisent des ventes de bienfaisance, ont une page de collecte de fonds à leur nom. Tout cela a l’air très américain, joyeux, avec ballons, robes à paillettes et grands sourires.

Puis ils partent en Russie pour la première fois. Emerveillés par leur petit garçon, ébahis par la ville de Moscou où ils posent consciencieusement devant chaque monument. Des photos amusantes et naïves. Deuxième voyage, jugement, visites à l’orphelinat : ça se rapproche. Au troisième voyage, début 2013, Becky et Brian doivent récupérer leur fils.

Entre temps, le parlement russe vote à la quasi-unanimité l’interdiction de l’adoption en Russie pour les Américains au premier janvier 2013. Une loi qui ne se justifie par rien, sauf la volonté de faire un pied-de-nez aux Américains, en réponse au Magnitsky Act voté par les Etats-Unis. Le pays se soulève et proteste massivement, des meetings sont organisés, des tribunes sont signées par les personnalités les plus respectées du pays. Sans la moindre réaction du pouvoir politique.

Becky et Brian prennent l’avion à la mi-janvier, un peu inquiéts mais convaincus que la nouvelle loi ne les touchera pas. Après tout, une loi n’a pas de caractère rétroactif et leur adoption a déjà été jugée avant son entrée en vigueur. Gabriel est légalement leur fils.

Ce serait méconnaître la réalité russe où une loi s’applique dans la mesure ou à la manière dont le pouvoir souhaite la voir appliquée. On n’oppose pas un refus ferme à la famille, mais on laisse traîner la procédure, pour un temps indéterminé. Non, la loi ne s’applique pas au cas du petit Gabriel, mais après tout, le sens de la loi étant de punir les Américains, pourquoi ne les punirait-on pas tous ?

Pour Becky, c’est le choc. Elle ne s’embarrasse pas de considérations politiques et répète l’essentiel : c’est son enfant, son fils, elle veut le récupérer. Avec une autre femme dans la même situation, Becky erre et cherche des réponses. Personne en Russie n’est pas capable de lui expliquer ce qui se passe. Brian repart s’occuper de leurs trois enfants. L’attente commence. Becky tambourine littéralement à la porte de l’Ambassade américaine où on ne sait pas non plus quoi faire des familles dans leur situation. Pendant que dans les arrières, les diplomates négocient, l’affaire gonfle, des médias russes et étrangers viennent interroger Becky et sa compagne d’infortune Jeana. Elles deviennent l’incarnation de la nouvelle loi.

Pour meubler l’attente et tromper l’angoisse, Becky et Jeana vont au ballet, visitent la ville, se perdent dans le métro, s’enfoncent dans les tas de neige, cherchent une paroisse, acceptent l’hospitalité d’Américains croisés çà et là. Elles voient pour la première fois la ville qui ne s’était présentée jusque là que comme une carte postale. Becky est fière de pouvoir se repérer dans le métro, un lieu bien exotique pour une jeune femme de l’Idaho. « J’avais toujours rêvé de voyager, mais la vie en a décidé autrement », écrivait-elle dans son blog en étant encore chez elle. La vie lui a réservé une sacrée surprise. Personnage médiatique, Becky a été invitée par l’Ambassadeur des Etats-Unis pour la réception donnée à l’occasion de l’inauguration du président Obama. Elle s’émerveille, photographie, se laisse photographier l’air un peu gauche : « je n’aurais jamais cru que tout cela m’arriverait ».

L’histoire du petit Gabriel se termine par un happy end à l’américaine. Après plusieurs semaines de tergiversations, le pouvoir accepte de laisser partir les orphelins dont l’adoption avait été votée avant l’entrée en vigueur de la loi. Le 8 février dernier, Becky a pu prendre son fils dans les bras et le sortir de l’orphelinat pour de bon.

Quelques jours plus tard, Becky, Jeana et leurs enfants posaient avec Michael Mc Faul, l'Ambassadeur des Etats-Unis en Russie. Voilà une photo que Becky gardera sans doute précieusement.

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Les petits otages que le pouvoir a accepté de libérer se comptent sur les doigts d’une main.

Les autres, ceux dont l’adoption devait être jugée en début d’année, ceux qui ont rencontré leurs futurs parents une ou deux fois, ceux qui n’avaient pas encore eu la chance de croiser le chemin d’une future famille, sont condamnés à une vie diminuée et une mort plus ou moins rapide, sans appel.

Est condamnée Dasha pour qui le jugement devait intervenir prochainement.

Est condamné Vitaliy qui avait déjà rencontré sa famille adoptive.

Est condamné Dima.

Est condamnée Lisa.

Est condamnée Karina.

Est condamné Nikolai.

Est condamné Artiom.

Ils sont des centaines qu’il faudrait énumérer ainsi.

Un par un.

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