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Billet de blog 14 juillet 2013

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Apocalypse hier

L’endroit est paradisiaque. Entre champs de tournesols et champs de sarrazin, au sud de l’Ukraine, à l’écart de la grand-route, un grillage souligné d’un fil barbelé. Cigales, soleil, torpeur estivale. Les abricotiers ploient sous le poids des fruits mûrs, leurs branches viennent s’emmêler dans le barbelé et caresser les flancs métalliques d’un missile : le R12 ou « Sandal », missile nucléaire déployé par les Soviétiques à Cuba en 1962.

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L’endroit est paradisiaque. Entre champs de tournesols et champs de sarrazin, au sud de l’Ukraine, à l’écart de la grand-route, un grillage souligné d’un fil barbelé. Cigales, soleil, torpeur estivale. Les abricotiers ploient sous le poids des fruits mûrs, leurs branches viennent s’emmêler dans le barbelé et caresser les flancs métalliques d’un missile : le R12 ou « Sandal », missile nucléaire déployé par les Soviétiques à Cuba en 1962. Quelques dizaines de mètres plus loin, on devine les contours d’autres armes de destruction massive, dont le célèbre « Satan » qui pouvait atteindre les Etats-Unis en une vingtaine de minutes avec une gigantesque force de frappe. L’épicentre de l’apocalypse, le point d’enclenchement de la guerre nucléaire à laquelle nous avons échappé, n’est pas du tout comme je l’aurais imaginé.

Dans les années soviétiques, l’Ukraine était au centre du dispositif militaire de la guerre froide, à la fois pour la conception des armes nucléaires (au célèbre bureau Yuzhnoe de Dnipropetrovsk) et pour l’installation des bases de lancement. Disséminées un peu partout sur le territoire ukrainien, des dizaines de bases militaires avaient le contrôle d’un impressionnant arsenal nucléaire. C’est d’ici que les missiles auraient été lancés si la décision était prise d’attaquer l’Europe de l’Ouest ou les Etats-Unis.

 Après le démantèlement de l’Union Soviétique, l’Ukraine s’est retrouvée troisième puissance nucléaire du monde après les USA et la Russie. Dans un geste sans précédent, le président ukrainien Léonid Kravtchuk a accepté le démantèlement complet de l’arsenal nucléaire de son pays. Complet et inconditionnel : un grand geste politique, mais dont les conséquences économiques et sociales ont été lourdes, faisant de l’Ukraine un acteur respecté mais insignifiant des négociations internationales et poussant dans la misère l’élite militaire et technique du pays.

Cerise sur le gâteau, le démantèlement prévoyait quelques plans de reconversion, dont la conservation d’une base de lancement des missiles transformée en musée.

L’heureuse élue a été la base de Pervomaysk au sud du pays, entre Kiev et Odessa. Un endroit où le temps s’est figé, laissant voir l’effrayant dispositif de destruction, tout comme l’incroyable humanité du quotidien des soldats de la guerre froide.

A cet endroit, rien n’a changé et tout a changé. Les murs de la caserne sont tapissés d’un papier jauni hors d’âge et décorés d’images bucoliques.

Dans les chambres de repos des officiers, des photos de pin-up (sans doute grand-mères aujourd’hui) sont punaisées au-dessus des lits.

Au mess, la vaisselle est toujours lavée à la main et les assiettes ébréchées empilées sur les mêmes étagères. On est loin du High-tech de la guerre des étoiles. Une télé et des sièges ont été ajoutés dans une salle, ainsi que des blindés posés dans la cour pour que les enfants puissent grimper dessus lors des visites scolaires.

Mais surtout, les hommes sont toujours là. Certains officiers qui ont fait leur carrière à la base de lancement sont aujourd’hui à la retraite et travaillent comme guides dans ce drôle de musée. Si les uniformes sont au placard, ces hommes se sentent chez eux et nous font faire le tour du propriétaire, jouant habilement de nos angoisses.

- Et vous savez ce qui se passait si quelqu’un essayait d’entrer sur le territoire de la base ?

Et voici Vladimir, bel homme souriant à l’embonpoint bien visible, ancien commandant de la base, détaillant le dispositif de détection, la clôture électrique sous tension, le champ de mines.

- Et vous savez combien d’étapes devaient être franchies avant que l’on n’appuie effectivement sur le bouton de lancement ?

 Vladimir parle et on se sent projeté dans un James Bond : on reçoit une alerte de niveau un, puis deux et trois, on rentre un code, on sort des clefs, on rentre un deuxième code, on doit être deux à appuyer sur deux boutons simultanément, sinon tout se bloque. Si le poste de lancement est détruit, le poste voisin prend le relais. Si celui-ci est détruit, on commande depuis Moscou. Si Moscou ne répond plus, des postes radiocommandés depuis l’espace aérien lancent le missile. Bref : quoi que l’on fasse, le missile sera lancé si la décision a été prise de le faire. La routine, le quotidien de décennies d’exercice pour Vladimir.

L’homme est sympathique, il s’excuse devant nous de ne pas avoir eu le temps de se raser et raconte avec force détails les caractéristiques techniques des équipements, le quotidien de son service, la vie sous terre dans la capsule où se trouve le point de lancement. La conscience permanente d’être en état de guerre. Personne dans mon groupe n’aura le courage de lui poser la question que chacun a sur le bout de la langue : « Et vous, auriez-vous vraiment appuyé sur le bouton ? »

Vladimir cède la place à un autre guide qui s’exclame joyeusement :

« Allez, les filles, on va maintenant descendre sous terre et aller tuer les Américains ! »

La visite de la base prévoit en effet une descente dans la capsule sécurisée où se trouve le poste de lancement. On s’entasse dans le minuscule ascenseur, on se photographie mutuellement, assis au poste de commande, le guide lance un « un, deux, trois » et hop ! on appuie sur le bouton.

« Ca y est, résume-t-il placidement. Ils sont zigouillés. »

Pendant des décennies, les mêmes hommes ont eu à faire et refaire ce geste inlassablement, s’exerçant pour le jour où l’alerte serait donnée pour de vrai.

Et quels hommes ! Triés sur le volet, entrainés, isolés, choyés. Les officiers de l’apocalyspe étaient l’élite de l’armée soviétique ; ils sont aujourd’hui des cinquantenaires en débardeur et claquettes, racontant aux touristes l’effrayante gloire de jadis. Suspendus entre deux époques, les officiers de la base de lancement des missiles nucléaires de Pervomaysk déambulent au milieu des fantômes, ne sachant pas trop s’ils ont perdu la guerre ou s’ils ont gagné la paix.

« L’Ukraine aurait au moins pu négocier une aide économique ou des conditions préférentielles en échange de ce désarmement », regrette Vladimir. On comprend en l’écoutant que travailler comme guide à la base-musée n’est pas une si mauvaise place dans la région. Si certains anciens militaires soviétiques ont trouvé à se reconvertir dans les affaires, la grande majorité peine à retrouver une place décente dans la société. La plupart ont une forte nostalgie de l’époque soviétique où ils se sentaient utiles et respectés.

Qu’est-ce qui fait tenir les gars de Pervomaysk dont le travail consiste à ressasser inlassablement leur passé ? Naïvement, je voudrais penser que c’est le soulagement d’avoir évité le pire, d’avoir réussi à transformer les armes les plus effrayantes produites par l’humanité en terrain de jeu pour les enfants, d’avoir conservé les abricotiers ployant sous les fruits, et les cigales, et les champs de tournesol.

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