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Je ne serai pas la seule à faire le parallèle : la condamnation à cinq ans de camp de l’opposant Alexei Navalny intervient au même moment que le « Mandela day », comme une manière de dire au condamné que la prison ne met un point final ni au combat, ni à la carrière politique. Ne poussons pas la comparaison plus loin. Navalny n’est pas le Mandela russe et la Fédération de Russie n’est pas l’Afrique du Sud de l’apartheid. Cependant, dans les deux cas, la prison est un symbole important d’oppression et de résistance à l’oppression.
La liste des procès et des condamnations politiques s’allonge d’année en année en Russie. Certains – comme les procès à l’encontre de l’oligarque Khodorkovski ou du groupe punk Pussy Riot - arrivent jusqu’aux médias occidentaux. Beaucoup passent inaperçus en dehors des cercles militants, tant le pouvoir a appris à déguiser un procès politique en accusation de droit commun pour malversation financière ou pour violence à l’égard d’un policier. Que ceux qui décrivent le poutinisme comme un stalinisme notent la différence: dans la Russie d'aujourd'hui, personne n'est ouvertement condamné pour opposition politique. Le pouvoir agit au compte-gouttes, comparé aux années staliniennes, et masque ses intentions derrière une rhétorique d'ordre économique et de justice sociale.
Les affaires dont les actes d’accusation sont de teneur économique sont particulièrement insidieuses : on plaindra facilement un manifestant attrapé par les forces de l’ordre et accusé de coups et blessures, on hochera souvent des épaules dans une affaire de détournement d’argent. Les affaires économiques sont peu alléchantes pour la presse et opaques pour le commun des mortels. Lorsque l’accusé est un entrepreneur, il devient encore plus simple de le discréditer, tant le fonctionnement mafieux de l’entreprise privée dans les années 1990 est resté imprimé dans l’esprit des Russes.
Ce calcul-là a apparemment été fait par le pouvoir politique, choisissant une obscure affaire de contrat dans la filière bois pour attaquer le dangereux Alexei Navalny qui se préparait à être candidat à la mairie de Moscou (voire plus si affinités). L’intéressé l’a bien compris : dans son blog, Navalny s’est attaché à mettre intégralement en ligne les documents de l’affaire et à expliquer de manière compréhensible de quoi il était exactement accusé. Personne – hormis les fonctionnaires du Kremlin - n’a mis à ce jour en doute la teneur politique de ce procès.
La Russie va-t-elle se soulever pour défendre l’opposant ? C’est peu probable. L’opposition politique qui bouillonne aujourd’hui sur le Net se concentre dans les grandes villes et les cercles lettrés. Pour les autres, Navalny est une vague figure peut-être aperçue une fois à la télévision. Ceux qui descendront dans la rue seront toujours les mêmes.
La condamnation de Navalny est-elle sans importance ? Elle est au contraire une étape cruciale dans l’évolution du régime. En mettant Navalny physiquement à l’écart, le pouvoir le met symboliquement au centre de la vie politique. Oubliées les ambiguités du personnage qui flirte avec la radicalité nationaliste : Alexei Navalny est désormais une victime de la répression, donc une figure forte de l’opposition. S’il garde la même dignité que Mikhail Khodorkovski (l’ex-oligarque) ou Maria Alekhina (la Pussy Riot) en détention, il pourrait se transformer en icône politique pour les cercles protestataires.
L’opposition politique s’est beaucoup plainte ces derniers temps d’une absence de leader. Grâce au procès, elle vient d’en gagner un. Allez savoir si c’est le meilleur. Navalny est charismatique, brillant, enragé et beau. Il sera un formidable Che Guevara pour les affiches et les t-shirts. Reste à espérer qu’il supportera la détention et qu’il en sortira avec autre chose que la haine au fond du coeur. Car sinon la Russie partira pour un tour de manège bien plus corsé que les années poutiniennes.
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PS: Dans un coup de théâtre sans précédent, Navalny et son co-accusé ont été mis en liberté surveillée le lendemain de leur arrestation dans la salle du tribunal, officiellement parce que le verdict n'était pas encore entré en vigueur. Il serait naïf de penser que le pouvoir fait machine arrière. Il s'agit soit d'un conflit à l'intérieur des cercles du pouvoir, soit d'un savant calcul dans le cadre des élections à la mairie de Moscou où Navalny continue à être candidat.
Il a déjà son aura de leader martyr; il est pressé par le temps, car la condamnation est toujours là ; il sait qu'au sommet on essaie de l'instrumentaliser et son ego ne le supportera pas; il n'est pas un enfant de choeur. A suivre, et de très près.