On leur a mis des drapeaux entre les mains et ordonné de marcher, du point A au point B. Ceux qui arriveraient jusqu'au bout auraient un petit billet, mais seulement ceux-là. Et n'oubliez pas de rendre le drapeau à la fin.
Le boulot ne semblait pas compliqué, une petite promenade de deux kilomètres au milieu des autres manifestants. Il n'y avait même rien à scander, juste user un peu les semelles de ses chaussures.
Ils ont bien essayé de demander pour qui ou contre qui ils marcheraient, mais les recruteurs ont coupé net: vous verrez bien quand vous y serez.
De banc public en banc public, de centre social en soupe populaire, on a ainsi réussi à les rassembler en quelques heures: des hommes et des femmes déboussolés, marginaux, avinés, sans le sou, qui acceptent sans rechigner ce drôle de job qui paie bien pour pas grand-chose. Manifester en faisant semblant d'être quelqu'un d'autre.
Cette fois-ci, on leur a mis entre le mains des drapeaux arc-en-ciel et des banderoles au nom d'un des leaders de l'opposition. Quelqu'un s'est exclamé: non mais j'y crois pas, on va quand-même pas faire les pédés?
Ben si.
Vous serez les défenseurs des droits des homosexuels, partisans de l'association Ukraine / Union européenne. Et vous allez marcher au milieu des autres pro-européens.
Alors ils ont marché, pestant ou blaguant, car après tout quelle marrade, on s'en rappellera longtemps de celle-là.
Quelques passants ont rigolé, mais la plupart ont à peine remarqué leur présence. Certains des « gays » se sont cachés dans le col de leurs manteaux, d'autres ont fait les zouaves devant les photographes; à chacun son quart d'heure de gloire. Les reporters ont enregistré: les manifestants défilant sous les drapeaux de la fierté homosexuelle ont rejoint le mouvement pro-européen.
On peut imaginer comment l'idée d'organiser une fausse manifestation LGBT a pu germer dans l’esprit des conseillers politiques. Alors que les rassemblement contre le refus de l'Ukraine de signer l'accord d'association avec l'UE gonflait dans le centre de Kiev, des politiciens futés ont eu une idée de génie: discréditer le mouvement.
Conseiller politique 1 - "Il faudrait casser leur image trop propre, faire défiler des gars un peu infréquentables avec eux."
Conseiller politique 2 - "Et pourquoi pas les pédés?"
Conseiller politique 1 - "Mais oui, excellente idée. Ca dégoûterait tout de suite plein de monde. Sous-fifre 1, tu pourrais nous organiser une manif de pédés demain?"
Sous-fifre 1 - "Pas de problème. (Téléphone). Sous-fifre 2, tu me trouves pour demain cinquante gus, hommes et femmes, pour une manif de pédés pro-européens. Pour le même budget que d'habitude. Je sais que c'est un peu court, mais on n'est pas très exigeants sur la qualité, tu peux les ramasser dans le caniveau si tu veux. Tant qu'ils peuvent se tenir debout avec le drapeau."
Et c'est ainsi qu'ils ont été recrutés.
Le petit groupe a rejoint la foule de manifestants, ces dizaines de milliers de personnes réunies au centre de Kiev pour affirmer que leur destin n'était pas d'être une annexe de la Russie.
Sans doute ont-ils rendu leurs drapeaux; peut-être ont-ils touché leur argent, en tout cas ils sont repartis d'où ils venaient, là où ni la Russie ni l'UE ne viendraient les chercher pour les tirer de la misère.
Envoyer des provocateurs ou de faux militants dans une manifestation n'a rien de bien nouveau ni de particulièrement postsoviétique; cette vieille arme de combat continue pourtant à faire des petits. En Russie ou en Ukraine, on ne compte plus les manifestations rémunérées ou les militants provocateurs. Un terme ad hoc, le "pouting", est apparu en Russe pour désigner les fausses manifestations spontanées de soutien au pouvoir.
Pourtant, ce qui attire de plus en plus l'attention, c'est la nonchalance avec laquelle le pouvoir met en œuvre ces manifestations Potemkine. Le jeu est cousu de fil blanc, difficile de croire aux militants LGBT en voyant les visages marqués des clochards kiéviens, difficile de prendre pour des activistes pro-poutiniens les hommes et femmes exténués, pressés de rentrer chez eux que l'on croise dans les meetings de soutien au pouvoir en Russie. Les organisateurs sont-ils si peu doués qu’ils n’arrivent même pas à insuffler un peu de vraisemblance dans la mise en scène du soutien populaire ou dans les actions de provocation ?
En réalité, me semble-t-il, les actions de rue, surtout lorsqu’elles sont pacifiques, indiffèrent profondément le pouvoir qui ne se sent pas vraiment menacé, puisque sa puissance ne repose pas sur la légitimité du soutien populaire. Les moscovites scandent « Poutine est un voleur » ? Qu’ils crient tout ce qu’ils peuvent. Les kiéviens agitent des drapeaux européens sur le Maïdan ? Libre à eux.
Certes, le pouvoir russe comme ukrainien interdit, discrédite, bloque, interpelle, emprisonne, use de toutes les limitations licites et illicites disponibles, mais grossièrement, histoire de montrer qui est le maître à la maison. Il faut juste endiguer, contrôler et punir en cas de besoin, comme on recadrerait des mineurs turbulents pour éviter qu’ils ne cassent la baraque. Derrière, rien n’est fait pour regagner une légitimité populaire ou laisser entendre que l’on est à l’écoute de la contestation.
Aux yeux de ces dirigeants postsoviétiques, la manifestation de rue est en dehors du champ de la politique et n’appelle donc aucune réponse ni aucune remise en question de leur part.
On laissera les conseillers politiques jouer avec les manifestations, alternant manipulations, coups de matraque et déplacements de pions. Et défileront contre petite rémunération, sous un drapeau ou sous un autre, ceux qui pensent aussi que ça ne change rien, parce que la politique est un monde infiniment éloigné de leur vie et que ses préoccupations ne croiseront jamais les leurs.