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Billet de blog 19 juin 2023

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Lettre ouverte à Pap Ndiaye, ministre de l’Education Nationale

Ces trois dernières années, les enseignants ont essayé, essayent contre vents et marées - crise du COVID, réforme du lycée, crise climatique, crise sociale et économique ici et ailleurs - de garder une certaine cohérence dans leurs enseignements. Je dois avouer que c’est difficile, que nous voulons effectivement travailler, et que oui, les profs travaillent beaucoup, mais que notre institution nous complique la tâche.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

          Réaction à un article paru dans Ouest-France, dimanche 23 avril 2023. Lettre communiquée à nos inspecteurs de langues et transmise par la voie hiérarchique au ministre de l'éducation nationale OBJET : le calendrier des épreuves de spécialités et les inscriptions sur Parcoursup

      Je suis enseignante d’anglais au lycée Ambroise Paré à Laval depuis 2006, j’ai commencé ma carrière en banlieue parisienne après l’obtention du CAPES en juin 1989. J’ai donc vu passer un certain nombre de réformes et comme mes collègues, je me suis adaptée. Ma dernière inspection remonte à 2015, et dans l’auto-évaluation de ma pratique professionnelle, j’ai écrit ceci :

Si je dois parler de ma pratique aujourd’hui, je dirais qu’elle évolue de plus en plus vers  « donner du sens et faire du lien », fournir aux élèves les moyens de comprendre le monde dans lequel nous vivons à travers le medium de la langue anglaise que j’enseigne mais aussi en traitant de sujets susceptibles d’éveiller à la fois leur curiosité, leur esprit critique et leur conscience de citoyens en devenir.

Depuis cette année 2015, nous avons connu les 2 années où la COVID a conduit à des aménagements inédits dans l’histoire de l’éducation, les alternances de cours en « présentiel » et « en distanciel », mots inexistants de notre vocabulaire avant mars 2020. Ce grand chamboulement s’est accompagné d’une réforme du lycée et des modalités du baccalauréat, je passe sur les conséquences délétères de cette réforme que nous découvrons petit à petit sur le terrain. Je vous renvoie sur ce sujet à un excellent essai écrit par Camille Dejardin,  intitulé « Urgence pour L’école républicaine », paru dans la revue TRACTS en septembre 2022.

Ce printemps 2023 voit pour la première fois la mise en place des évaluations de spécialités en mars, le 20 et le 21. Dans l’article de Ouest-France paru le 23 avril, la question suivante vous est posée : « Les épreuves de spécialité du bac se sont tenues fin mars. N’est-ce pas trop tôt ? », votre réponse est la suivante : « Il faut que le résultat de ces épreuves puissent compter pour Parcoursup. Le fait d’avoir un examen national avec les mêmes sujets*  permet d’étalonner les élèves les uns par rapport aux autres, ce qui est très attendu par nos collègues du supérieur. Fin mars, ça laisse du temps aux professeurs de corriger les copies avant le début des vacances de printemps. Après, c’est trop tard. 

* ce qui n’est pas exact puisque certaines disciplines organisent 2 jours d’épreuve donc avec 2 sujets différents.

 Quid des considérations pédagogiques ?  Quid de cette fameuse « continuité pédagogique » mise en avant lors de la crise liée à la COVID ? Doit-on accepter de sacrifier des heures de cours pour répondre aux demandes du supérieur ? Quel est l’objectif de notre enseignement au lycée ? N’y a-t-il pas confusion des priorités ?

De manière très concrète et factuelle, les épreuves du 20 et 21 ont eu les conséquences suivantes :

- je n’ai pas vu mes terminales du 20 au 31 mars, soit une interruption de 15 jours, car j’étais de correction de copies, comme nombre de mes collègues, ceci 15 jours avant les vacances de printemps dans notre académie.

- Sachant qu’en LV (Langue Vivante, coefficient 3x2 pour 1ère et Terminale), je ne vois les Terminales que 2 heures par semaine, cela nuit beaucoup à la cohérence des séquences en cours, d’autant plus que le vendredi 17 mars a été banalisé pour des révisions, décision prise 2 jours plus tôt, faisant fi d’éventuelles évaluations ou cours de révisions prévus  et distillant le message que nos cours sont après tout dispensables.

- dans  les 2 semaines qui ont suivi les épreuves, nous avons constaté un taux d’absentéisme élevé et un relâchement global de la motivation. Je dois dire que, de mon côté, j’ai ressenti ce relâchement, ce qui se produit habituellement courant mai, à cause des ponts et de l’approche de la fin d’année (déjà beaucoup trop tôt !).

Vous répondez  à la question de Ouest-France sur ce point : « Avec le risque de voir les élèves de terminale sécher la fin de l’année ? »   :  « Les lycéens doivent assister aux cours du premier au dernier jour de l’année. L’école ce n’est pas à la carte. Les notes du troisième trimestre sont intégrées dans Parcoursup pour tous ceux qui, au printemps, n’ont pas de réponses ou des réponses ne correspondant pas à leurs souhaits. Et il leur reste l’épreuve de philo et le grand oral à préparer, ce qui est fondamental. »

 Nous sommes bien d’accord, l’école n’est pas à la carte, sauf que tout le système de notation conduit à cela. Les spécialités, coefficient 16 chacune, conduisent les élèves à focaliser tous leurs efforts sur elles, tout au long de l’année, on s’entend dire qu’ « on n’a pas le temps de travailler votre matière, trop de travail en spé ». Les programmes sont lourds et complexes, intéressants mais l’urgence des épreuves en mars conduit à une course effrénée  pour finir et être prêt… prêt à quoi en fait ? Pas vraiment à réfléchir de manière posée, pas vraiment à faire du lien entre les disciplines, pas vraiment à prendre du recul pour comprendre le monde dans lequel on vit, si ce n’est comprendre que le mode compétition est le seul qui vaille.

Je ne suis pas devenue enseignante pour formater des élèves et répondre à des injonctions de notation, je suis enseignante pour transmettre un savoir et donner aux élèves les outils pour apprendre, s’exprimer, critiquer, se positionner dans un monde qui va de plus en plus vite et perd le sens de ce qui est essentiel.  Pour cela, il nous manque du TEMPS. Je vous renvoie à la mission de l’école telle que la formule Camille Dejardin, page 6 de son essai :

« Aucune émancipation individuelle et aucune cohésion sociale ne sont plausibles sans cette mission conjointement instructive (du latin in-struere : établir à l’intérieur) et éducative (du latin ex-ducere : mener à l’extérieur) qui met des êtres inachevés en mesure de perfectionner leurs moyens d’intellection, de communication et d’action concertée en intégrant les données du monde préexistant pour envisager, ensemble, les  possibles ».

                Ces trois dernières  années, les enseignants ont essayé, essayent contre vents et marées (crise du COVID, réforme du lycée, crise climatique, crise sociale et économique ici et ailleurs) de garder une certaine cohérence dans leurs enseignements. Je dois avouer que c’est difficile, que le temps est de plus en plus morcelé, que nous voulons effectivement travailler, et que « Oui, les profs travaillent beaucoup » (titre de l’article de Ouest-France) mais que notre institution nous complique la tâche plutôt que de nous la faciliter. Paradoxalement, pour maintenir un peu de motivation, nous (enseignants d’anglais en Terminale) avons programmé  dans notre lycée un Devoir Commun pour essayer de motiver nos troupes... en ajoutant donc une évaluation de fin d’année que personne ne nous demande mais qui nous semble indispensable pour donner de la crédibilité  à cette fin d’année.

                Par ailleurs, nous n’avons jamais autant vu d’élèves en situation de stress, de phobie scolaire et autres troubles divers et variés, ce qui est confirmé par les psy-EN. Dans ce monde qui nous conduit tous à la dispersion permanente, nous avons besoin de stabilité, de suivi et de cohérence. L’Education Nationale n’accompagne pas / plus ce besoin en accentuant la course aux notes, première préoccupation des élèves depuis toujours alors que l’on rêve d’élèves qui s’intéressent avant tout  au sens des apprentissages. On voudrait aussi qu’ils trouvent du PLAISIR dans cette démarche d’apprendre, comprendre, s’approprier le sens et la richesse des connaissances, partir à la rencontre  de différentes cultures, des autres, et ce faisant, d’eux-mêmes.

                 Les plus favorisés culturellement s’en sortent, comme toujours, les autres ont plus de mal et beaucoup vont mal. Le calendrier de Parcoursup vient aussi renforcer le stress en mars : les voeux doivent être entrés le 9 mars et finalisé le 6 avril, tout ça en même temps que la préparation aux épreuves. Pas étonnant, qu’après cette période très intense le relâchement arrive inévitablement, les élèves ne sont pas des machines, toute personne qui a passé des examens sait que l’on décompresse ensuite, c’est humain et le savoir est une question de bon sens. En tant que mère d’une jeune fille de 18 ans, qui passe son bac, j’ai pu observer cette pression de l’intérieur aussi.  Je n’approuve pas ce calendrier, il nuit à la sérénité dont nous avons tous besoin, élèves, enseignants, personnel administratif et agents territoriaux, pour que les années lycée soient un passage épanouissant et enrichissant vers la vie adulte des jeunes. Je demande donc un retour à des épreuves terminales en fin d’année, fin juin, pour regagner du temps d’enseignement et revenir à une conception plus équilibrée de l’évaluation. On pourrait d’ailleurs revoir les coefficients attribués.

                Enfin, ce calendrier rend quasiment impossible toute forme de projet, car le temps est trop serré et morcelé, les éco-délégué-es, que j’accompagne avec quelques collègues, ont trop peu de temps disponible pour réellement s’investir… alors que cette expérience de collaboration  est essentielle, tout comme l’investissement à la MDL ou au CVL ou tout autre projet qui donne du sens et crée du collectif. Je terminerai cette lettre en citant Ken Robinson,  spécialiste de l’éducation qui parlait de promouvoir la collaboration plutôt que la compétition. Dans sa dernière conférence, illustrée dans une vidéo youtube*, où il mettait en parallèle agriculture, culture et éducation, tout ceci en tirant les leçons  de la pandémie,  il disait :

« Successful schools don’t focus on output, they focus on culture in the same way the sustainable farmers focus on the soil, if you get the culture right everything else takes care of itself and that really means a culture of compassion, of collaboration, of empathy and of the valuing of individuals and the necessity of our social lives thriving through our joint participation.”Ce qui veut dire :

Les écoles qui réussissent ne se focalisent pas sur le résultat mais sur la culture, de la même manière que les paysans qui pratiquent une agriculture durable se concentrent sur la terre, le sol. Si la culture est juste tout le reste se met en place de soi-même, il s’agit  donc d’une culture de compassion, de collaboration, d’empathie et de valorisation des individus, et de la nécessité d’une vie sociale qui prospère grâce à la participation de tous ».

                Pour cultiver la terre, pour transmettre une culture à des élèves, il faut du temps.

Merci de votre bienveillante attention.  Veuillez agréer l’expression de mes sincères salutations,

                Anne-Marie Bourgeais, enseignante d’anglais au lycée Ambroise Paré à Laval (53)

* A Future for Us All - Sir Ken Robinson, 1er avril 2022https://www.youtube.com/watch?v=r1v31ZEIins&ab_channel=SirKenRobinson

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