Et voilà l'épreuve qui arrive, voilà la mort qui les contemple de face, ou bien sûr en fait eux qui entraperçoivent la mort, qui la croient venue, c'est leur heure, la barque se remplit d'eau à toute vitesse, pas la peine de penser seulement à écoper, ça ne servirait à rien, il n'y a vraiment aucune échappatoire, c'est inéluctable, ils vont périr. Il n'y a pas lieu de s'en étonner, ces pêcheurs ne savent pas nager, dès que la barque finira de couler c'en sera fini d'eux, ils iront au fond avec elle, c'était en elle qu'ils mettaient toute leur confiance, son destin sera aussi leur destin. On peut, en ce sens, interpréter cette barque comme étant la religion à laquelle ils se raccrochaient, en laquelle ils croyaient, dans laquelle ils avaient grandi, qui leur avait donné leurs repères tant culturels que religieux, le sens de leur vie.
Il ne faudrait cependant pas l'assimiler trop vite au seul judaïsme. La question n'est pas de faire ici la promotion du christianisme comme religion du dépassement du judaïsme ; la question est bien plus celle du dépassement de toute religion, y compris du christianisme, ainsi que de n'importe laquelle qu'on pourrait imaginer se développer à l'avenir, comme cela se produit de tout temps et se produira aussi toujours en tous temps. Par rapport à la désaffection évidente vis-à-vis du christianisme, dans nos pays gagnés par le matérialisme ubiquiste, si certains s'imaginent que la solution serait de revenir à une certaine pureté de celui-ci, pureté qu'ils situent plus ou moins loin en arrière selon leurs préférences personnelles, d'autres par contre rêvent pour leur part de pouvoir contribuer à la mise au point d'une future version du même christianisme, construire le christianisme 2.0, mais toujours compris comme étant une religion, la supposée religion universelle de l'avenir...
Quand le dalaï-lama conseille à tous les occidentaux qui envisagent de se convertir au bouddhisme tibétain de se tourner plutôt vers leur religion à eux, parce que dit-il elle a absolument tout ce qui leur faut en elle, qu'il n'y a absolument rien qu'ils pourraient trouver dans le bouddhisme tibétain qu'ils ne pourraient trouver aussi dans le christianisme, ce n'est pas pour dire que les deux religions sont les mêmes ! mais c'est pour la même raison, qu'aucune religion ne détient la clé ultime, aucune ne peut prétendre mener à la réalisation ultime, toutes ne sont que comparables à des classes préparatoires, des écoles primaires, des préliminaires, elles déblaient le terrain, en invitant principalement à se décentrer de soi-même, car c'est là tout ce qui compte, c'est le cœur de toute religion (et de toute démarche de sagesse aussi, de toute philosophie, mais suivant alors une autre approche), apprendre à se recevoir d'autre que soi.
Et comme j'essayais de le faire comprendre à un ami, récemment, oui, on pourrait dire d'une certaine façon qu'il y a là un sacré travail sur soi à faire, et comme c'est le "moi" qui est concerné, on pourrait donc croire que c'est au "moi" qu'incombe ce travail, si ce n'est que justement si c'est lui qui le fait, alors l'effet sera à l'inverse de celui souhaité, puisque tout ce que fait le moi le renforce, y compris donc si le moi prétend travailler à son propre effacement : c'est une impossibilité en soi. Voilà pourquoi toute religion, en maintenant le concept d'une transcendance qui nous dépasse à tout point de vue imprime en ceux qui la reçoivent cette notion essentielle d'une altérité radicale, mais en même temps ne peut pas faire plus, aller au-delà : cela, alors, ne peut être du ressort que de l'histoire de chacune et chacun, comment c'est cette altérité qui va venir au secours de son incapacité intrinsèque à se dépasser soi-même.

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et il monta dans la barque
et ses disciples le suivirent
et voici qu'une grande tempête survint sur la mer
au point que la barque était submergée par les vagues
mais lui dormait
et s'étant approchés ils le réveillèrent en disant
« seigneur ! sauve-nous ! nous sommes perdus »
et il leur dit
« pourquoi avez-vous peur ?
croyants de peu ! »
alors réveillé
il engueula les vents et la mer
et survint un grand calme
et les hommes s'émerveillèrent en disant
« de quelle sorte est-il celui-ci ?
que même les vents et la mer lui obéissent »
(Matthieu 8, 23-27)