Après Matthieu, nous abordons maintenant et jusque vers fin novembre, Luc, et c'est ici le premier épisode du ministère de Jésus qu'il nous rapporte : son retour chez lui, dans son village natal, Nazareth. Marc comme Matthieu situent cet épisode plus tard dans le ministère, et il faut leur donner raison sur ce point, ne serait-ce que parce que Luc se trahit lui-même à ce sujet : il est en effet question ici de "tout ce qui est arrivé à Capharnaüm", autrement dit notamment des guérisons "surnaturelles" qui s'y sont produites, tous événements qui vont être rapportés ...immédiatement après ! Avoir placé ce retour à Nazareth en tête du ministère est donc un choix volontaire de Luc, voulu comme symbolisant tout de suite comment cette histoire se terminera : avec le rejet du héros, non seulement par Nazareth mais par tout Israël (à l'exception bien sûr d'un tout petit nombre, même si ceux-ci n'auront alors toujours pas compris qu'il n'était pas le messie qu'ils croyaient...)
Et Luc n'a pas peur des grosses ficelles pour dramatiser son propos, avec un Jésus provocateur, qui, sans qu'on lui ait rien demandé, devance ses interlocuteurs : vous allez "sûrement" me demander de faire des miracles, eh bien vous n'en aurez pas, pas plus que les veuves d'Israël au temps d'Élie ou les lépreux en Israël au temps d'Élisée : on comprends qu'ils aient pu se mettre en colère ! s'il ne les a pas cherchés avec un tel discours... Là encore, chez Marc et Matthieu, tout autre son de cloche : s'il n'y a pas de guérison qui se produise (ou plus exactement que quelques tout petits bobos...), c'est simplement parce que les habitants du bourg ne pouvaient pas croire en lui, n'arrivaient pas à se débarrasser de l'idée que ce n'était jamais là que le minot qu'ils avaient connu, c'était trop incompréhensible pour eux. De là à avoir voulu le faire mourir sur le champ ? encore une spécificité du récit de Luc !
Et encore une allégation très suspecte : on n'a pas le droit de mettre quelqu'un à mort comme ça, juste pour des paroles qu'il ait prononcées, à une seule exception : s'il a blasphémé. Dans l'évangile de Jean, on voit ainsi effectivement les Judéens s'apprêter en quelques occasions à le faire périr sans autre forme de procès, parce qu'ils estiment qu'il s'est égalé à Dieu. Mais ici, ce qu'il a dit en rappelant deux épisodes, l'un avec Élie et l'autre avec Élisée, tendrait tout au plus à sous-entendre qu'il est lui aussi prophète et que c'est Dieu qui lui aurait intimé de ne pas faire de miracles à Nazareth. De même, au sujet du passage d'Isaïe qu'il a lu (et il ne faut pas croire qu'il l'ait choisi, c'était simplement celui de la "parasha" de ce shabbat-là), même si le commentaire qu'il en fait impliquerait qu'il se considère comme celui-là qui a reçu l'esprit de YHWH, à nouveau ce n'est là que s'affirmer prophète, certainement pas s'identifier à Dieu lui-même.
On a donc plutôt affaire à un texte de propagande. On sait que Luc était un disciple de Paul, de celui par lequel (même s'il le regrettait lui-même très profondément, dans une incompréhension à la limite de la déréliction) le christianisme est devenu assez vite une histoire majoritairement de non-Juifs, et c'est donc ce que Luc veut faire passer comme message : dès le départ Jésus est viscéralement (fureur : cela les met complètement hors d'eux-mêmes pour qu'ils transgressent ainsi les garde-fous de la torah) rejeté par les siens, ils ne veulent pas de lui, ils sont incapables de le comprendre et encore moins de le suivre, prêts à le tuer comme ils l'ont déjà fait par le passé pour tant de leurs prophètes. Ainsi se trouverait totalement justifiée cette ouverture aux goïm pour laquelle plaide l'auteur, là où ses autres collègues évangélistes sont nettement plus prudents sinon même parfois timorés (Matthieu particulièrement).
Agrandissement : Illustration 1
et il est venu à Nazareth où il avait été élevé
et il est entré à son habitude le jour du shabbat dans la synagogue
et il s'est levé pour lire et on lui a remis le rouleau du prophète Isaïe
et ayant déroulé le rouleau il l'a trouvé à l'endroit où il était écrit
"l'esprit de YHWH est sur moi parce qu'il m'a oint
pour annoncer une bonne nouvelle aux pauvres
il m'a envoyé proclamer délivrance aux captifs
et recouvrement de la vision aux aveugles
envoyer les opprimés à la liberté
proclamer une année de faveur de la part de YHWH"
et ayant roulé le livre et rendu au servant il s'est assis
et les yeux de tous dans la synagogue étaient fixés sur lui
alors il a commencé à leur dire
« c'est aujourd'hui que s'est accompli cet Écrit à vos oreilles »
et tous lui rendaient témoignage
et s'émerveillaient des paroles de grâce qui sortaient de sa bouche
mais ils disaient
« celui-ci n'est-il pas le fils de Joseph ? »
alors il leur a dit
« sûrement vous me direz ce dicton "médecin ! guéris-toi toi-même !"
tout ce que nous avons entendu qui est arrivé à Capharnaüm
fais-le aussi ici dans ta patrie ! »
puis il a dit
« amen ! je vous dis qu'aucun prophète n'est accueilli dans sa patrie
et en vérité je vous dis qu'il y avait de nombreuses veuves en Israël
aux jours d'Élie quand fut fermé le ciel pour trois ans et six mois
si bien que c'était une grande famine sur toute la terre
mais à aucune d'elles n'a été dépêché Élie
mais à une femme veuve à Sarepta de Sidon
et il y avait de nombreux lépreux en Israël sous Élisée le prophète
mais aucun d'eux ne fut purifié mais Naaman le Syrien »
alors tous furent remplis de fureur dans la synagogue en entendant ça
et s'étant levés ils le jetèrent hors de la ville
et ils l'amenèrent jusqu'à un précipice
de la montagne sur laquelle leur ville avait été bâtie
pour l'y précipiter
mais lui passa au milieu d'eux et s'en alla
(Luc 4, 16-30)