Voici la version selon Jean de la multiplication des pains. La particularité la plus intéressante qu'elle présente se trouve à la fin : étant donnée l'énormité de ce qui vient de se passer, les gens ne peuvent qu'en conclure que Jésus est le Messie, le prophète aussi grand que Moïse, que celui-ci avait annoncé devoir se manifester ultérieurement. Et, en conséquence, ils vont vouloir l'emmener à Jérusalem, de gré ou de force, pour le faire reconnaître, là aussi de gré ou de force, par le grand sanhédrin. Aucun des trois évangiles synoptiques ne mentionne ce début de mouvement insurrectionnel, mais il peut expliquer une précision que donnent Matthieu comme Marc à ce même moment, après que tout le monde ait été rassasié : Jésus se voit "obligé" de faire monter les disciples en barque et partir sans lui, et ensuite de renvoyer la foule, avant de s'enfoncer plus loin dans la montagne, seul.
Ici, chez Jean, il n'oblige donc personne à partir, lui seul le fait, et on comprend qu'il l'a fait discrètement puisque là aussi il se retrouve seul, et cela revient à peu près au même, disciples comme foule l'auront perdu et vont être "obligés" de repartir par la nuit qui arrive. Dans les deux cas reste bien quand même une notion d'épreuve de force, entre la volonté de la foule et des disciples d'une part, et celle de Jésus d'autre part. De fait, chez Jean, cette intention de le faire roi de gré ou de force est certainement partagée par les disciples, et que ce soit eux, chez Matthieu comme chez Marc, que Jésus force à repartir en premier semble indiquer que, sans avoir été forcément à l'origine de cette tentative de coup de force, ils en sont par contre devenus les plus fervents défenseurs, en tout cas ceux qu'il importe de mettre hors jeu en priorité.
Ainsi émerge une des problématiques essentielles du ministère de Jésus : les signes qui se produisent par son intermédiaire (au départ sans doute seulement des guérisons, mais ensuite ponctuellement aussi quelques autres plus exceptionnels comme cette foule rassasiée) ne peuvent qu'être compris par ses coreligionnaires, par tout ce "petit" peuple dont il se sent pourtant profondément solidaire, comme signifiant qu'il est le messie qu'ils attendent, le messie que leur religion leur a promis. Mais lui ne se comprend pas du tout lui-même ainsi. Qu'il soit proche de Dieu, c'est une évidence, et il le sait bien, et il le saurait bien même si les signes ne se produisaient pas ! Mais c'est justement par cette proximité avec Dieu qu'il sait aussi que ce messie tel qu'ils l'entendent ne correspond pas à ses vues à lui, Dieu...
Cela, c'est ce qu'ils se sont imaginés. Pour eux, un prophète aussi grand que Moïse doit assumer toutes les fonctions que Moïse avait assumées, c'est-à-dire non seulement d'être un chef religieux, mais aussi un chef politique, voire militaire. Mais Jésus refuse en fait tout cela, pour une visée qui est réellement beaucoup plus grande : que chacun apprenne à être son propre chef ! Que chacun devienne son propre prophète ! Que chacun entre en relation personnelle et directe avec Dieu. Telle est la mission du Messie telle que lui, Jésus, la comprend. C'est ce qui va le mener sur la croix, parce que, jusque dans ses plus proches disciples, aucun ne comprend cela, pas même le "disciple que Jésus aimait". Sa mort, en tant que supposé messie-roi tel qu'ils l'attendaient, sera le mieux qu'il puisse faire pour tenter de leur faire dépasser leurs fantasmes.
Si cela a réussi, ma foi, c'est à chacune et chacun d'y répondre...
Agrandissement : Illustration 1
après cela Jésus s'en alla
de l'autre côté de la mer de Galilée — de Tibériade
et une foule nombreuse le suivait
parce qu'on voyait les signes qu'il faisait sur les infirmes
et Jésus monta dans la montagne et là il était assis avec ses disciples
et elle était proche la Pâque — la fête des Judéens
alors ayant levé les yeux et vu qu'une foule nombreuse était venue à lui
Jésus dit à Philippe
« où achèterons-nous du pain pour qu'ils mangent ? »
mais il disait cela pour le tester
car lui savait ce qu'il allait faire
Philippe lui répondit
« deux cents deniers de pain ne leur suffiraient pas
pour que chacun en reçoive un petit peu »
un des disciples - André le frère de Simon Pierre — lui dit
« il y a ici un garçon qui a cinq pains d'orge et deux alevins
mais qu'est-ce que c'est pour tant de monde ? »
Jésus a dit
« faites s'installer les gens »
or il y avait beaucoup d'herbe en ce lieu
les hommes s'installèrent donc au nombre d'environ cinq mille
puis Jésus prit les pains et ayant rendu grâce les distribua aux convives
et de même des alevins
autant qu'ils voulaient
et quand ils furent rassasiés il dit à ses disciples
« rassemblez les morceaux en surplus ! afin que rien ne soit perdu »
alors ils rassemblèrent et remplirent douze panières
des morceaux des cinq pains d'orge
qui furent en surplus de ceux qui avaient été mangés
alors ayant vu le signe qu'il avait fait les gens disaient
« celui-ci est vraiment le prophète qui vient dans le monde »
et ayant su qu'ils allaient venir et l'enlever de force
pour le faire roi
Jésus s'éloigna de nouveau dans la montagne
lui seul
(Jean 6, 1-15)