Dans les passages que Matthieu a en commun avec Marc ou Luc ou les deux, on peut constater de sa part une tendance générale à abréger ce qui, chez les autres, est plus développé. Dans certains cas, on peut se demander si ce ne sont pas les autres qui ont brodé, ajouté des éléments qui serviraient mieux leurs objectifs théologiques par exemple. Mais le plus souvent c'est Matthieu qui a trouvé qu'il n'était pas utile de garder des tas de détails qui lui ont semblé secondaires. On peut le constater de manière très nette dans ce récit de la fin du Baptiste. Ainsi, quand il est ici question de "convives", c'est parce que Marc dit que cette scène se passe au cours d'un banquet offert par Hérode pour son anniversaire à tous les grands de son "royaume" que le mot "convives" s'explique, tandis que chez Matthieu aucune mention d'un repas ni même d'une assistance pour cette danse de la fille d'Hérodiade, et le mot "convives" arrive là comme une incongruité surréaliste...
Mais il y a plus ennuyeux : Matthieu affirme que Hérode voulait tuer Jean, telle aurait été sa ferme intention, et que c'était seulement par peur des réactions de son peuple qu'il hésitait à le faire ; quand alors il s'y trouve obligé à cause de ses serments faits à la fille d'Hérodiade devant les fameux convives, est-il crédible qu'il se sente "fort attristé", comme le fut le jeune homme riche quand Jésus lui eut dit de donner tout ce qu'il avait, ou comme Jésus lui-même à Gethsémani ? Là encore Marc nous a donné une version bien plus plausible, et de plus en accord avec ce qu'on sait par ailleurs de cet Hérode : ce n'était pas par peur de son peuple qu'il ne voulait pas tuer Jean, mais parce qu'il le tenait lui-même pour un prophète ; s'il l'avait fait arrêter, c'est parce que Jean provoquait trop d'agitation dans le peuple, il lui fallait donc maintenir l'ordre dans sa juridiction, mais il ne voulait en aucun cas le tuer...
Pourquoi alors Matthieu a-t-il quand même tenu à rapporter cet épisode, quitte à le rendre quasiment squelettique et émaillé de ces maladresses ? On peut noter que Matthieu est aussi le seul à dire que les disciples de Jean sont ensuite allés informer Jésus de l'événement, à la suite de quoi, continuera-t-il, Jésus éprouvera le besoin de se retirer à l'écart, pour pouvoir donc se recueillir, encaisser le coup, commencer de faire son deuil, mais les foules le rejoignent, et c'est là que Matthieu place la multiplication des pains, alors que pour Marc comme pour Luc celle-ci se situe après le retour des douze de leur envoi en mission. Sachant que cette multiplication des pains est quand même comme le sommet des miracles et en même temps le tournant du ministère, la façon dont les uns et les autres l'ont insérée dans leur récit ne peut pas être sans signification.
Pour Marc comme pour Luc, ce signe le plus fort accompli par Jésus vient donc en quelque sorte couronner le succès de l'opération d'envoi en mission des douze : ils ont su intéresser les gens, ils ont au moins fait une bonne publicité pour leur rabbi, et voilà le résultat, une foule de plus de cinq mille hommes (sans compter femmes et enfants...) qui se retrouvent dans le désert autour du chef, et qui va être prête à l'emmener, même de force, à Jérusalem pour le faire reconnaître comme étant le messie politico-militaire que tous attendent. Matthieu, donc, gomme ce lien avec la mission des douze ; d'ailleurs Matthieu, après le discours de leur envoi en mission, ne dit même pas qu'ils partent effectivement, et non plus, à plus forte raison, qu'ils en reviennent...
En somme, Matthieu laisse entendre que c'est le coup dur pour Jésus qu'a été la mort de son mentor qui lui aura fait réaliser ce coup d'éclat de la multiplication des pains, comme par réaction, pour venger cette mort, pour dire que ce ne sera pas ça qui l'arrêtera, en hommage à celui par lequel lui avait été transmis l'Esprit ; non, bien sûr, que ce soit Jean lui-même qui le lui ait donné, cela personne ne peut le faire pour qui que ce soit, l'Esprit vient de Dieu lui-même, mais c'est quand même grâce à Jean que Jésus aura su s'ouvrir à cette seconde naissance dont nous parle l'évangile de l'autre Jean, découvrir cette seconde nature qui était sienne aussi, comme elle l'est d'ailleurs de chacune et chacun de nous.

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en ce temps-là Hérode le tétrarque
entendit la renommée de Jésus
et il a dit à ses serviteurs
« celui-ci est Jean le baptiseur
il a été réveillé des morts
et c'est pourquoi les puissances opèrent en lui »
car Hérode avait saisi et lié et mis en prison Jean
à cause d'Hérodiade la femme de Philippe son frère
car Jean lui disait
« il ne t'est pas permis de l'avoir »
et voulant le tuer il craignit la foule
parce qu'ils le tenaient pour un prophète
mais arriva l'anniversaire d'Hérode
et la fille d'Hérodiade dansa au milieu et plut à Hérode
aussi promit-il avec serment
de lui donner ce qu'elle demanderait
et elle poussée par sa mère déclare
« donne-moi ici sur un plat la tête de Jean le baptiseur ! »
et fort attristé à cause des serments et des convives
le roi ordonna qu'elle soit donnée
et il envoya décapiter Jean dans la prison
et sa tête fut apportée sur un plat
et donnée à la jeune fille
et elle l'apporta à sa mère
et s'étant approchés ses disciples prirent le cadavre
et l'ensevelirent
et étant venus ils l'annoncèrent à Jésus
(Matthieu 14, 1-12)