Billet original : Pas de fausse joie !
Les soixante-dix reviennent avec joie. Il disent : « Seigneur ! même les démons nous sont soumis en ton nom ! »
Il leur dit : « Je regardais le satan comme un éclair, tomber du ciel ! Voici, je vous ai donné le pouvoir de fouler aux pieds serpents et scorpions, et sur toute la puissance de l'ennemi, et rien ne pourra vous faire tort. Cependant, ne vous réjouissez pas que les esprits vous soient soumis. Mais réjouissez-vous que vos noms soient inscrits dans les cieux ! »
À cette heure même il exulte dans l'Esprit saint. Il dit : « Je te célèbre, père, Seigneur du ciel et de la terre, parce que tu caches bien des choses à des sages et des sagaces et que tu les révèle à des tout petits. Oui, père : tel est le choix de ton amour. Tout m'a été livré par mon père : nul ne connaît qui est le fils, sinon le père, et qui est le père, sinon le fils, et à qui le fils a dessein de le révéler. »
Se tournant vers ses disciples, à part, il dit : « Heureux les yeux qui regardent ce que vous regardez ! Car je vous dis : de nombreux prophètes, des rois ont voulu voir ce que vous, vous regardez, et n'ont pas vu, entendre ce que vous entendez, et n'ont pas entendu ! »
Luc 10, 17-24
Et hop ! les voilà revenus avant même d'être partis !:) Luc a manqué de soin dans l'élaboration de cette deuxième mission... mais il n'est même pas sûr qu'il prétendait être crédible. C'est notre lecture à nous, après deux millénaires, qui voudrait à tout prix que les évangiles soient des biographies ou des manuels d'histoire. Luc n'est pas dans cet état d'esprit, et son auditoire non plus. Cette histoire de mission de soixante dix disciples est là pour dire qu'il est certainement dans la logique de la bonne nouvelle qu'elle s'adresse aussi aux nations, pas seulement à Israël. L'auditoire de Luc, qui est justement composé de païens, n'a évidemment pas vraiment besoin d'en être convaincu ! Peu importe alors que, dans les faits de la vie réelle, Jésus ne se soit pas bien intéressé à eux : la réalité qu'ils vivent leur dit que là n'est pas l'essentiel, et que ces soixante dix soient en réalité les missionnaires qui les prêchent quelques décades plus tard n'est pas important pour eux.
Voici donc nos soixante dix de retour, et qui ne se sentent plus : ils ont 'fait' des miracles ! Le texte parle de démons, du satan, de serpents et scorpions, on pourrait croire qu'ils n'ont fait que des exorcismes, mais ce serait mal comprendre les conceptions de l'époque. Une maladie est un démon qui a pris possession de votre corps, comme parfois il peut aussi ne s'emparer que de votre esprit. Il n'y a pas de différences. "même les démons nous sont soumis" signifie autant guérisons qu'exorcismes. Ils sont donc épatés, ils n'en reviennent pas, ils font aussi fort que Jésus ! S'il est invraisemblable que les disciples du temps de Jésus aient pu effectivement guérir et exorciser, on considère en revanche qu'il est à peu près certain que les premiers chrétiens l'ont fait. C'est ce que nous disent précisément ces envois en mission, mais ici Luc nous montre sa différence par rapport à Marc et Matthieu. Tout en reconnaissant que ces signes ne sont pas sans importance, puisque Jésus considère que cette mission a contribué à la chute de l'adversaire, Luc attire clairement notre attention sur le fait que ces pouvoirs ne sont pas pour autant le plus important, que les disciples ne doivent surtout pas s'arrêter à eux. On le sent bien, ils sont là tout prêts à se faire mousser : voyez comme nous sommes grands et forts ! mais cette grandeur et cette force ne vient en réalité pas d'eux... C'est parce que leurs "noms sont inscrits dans les cieux", parce qu'ils sont dans le cœur de Dieu, que ces signes ont pu se produire, et c'est là tout ce dont ils devraient se réjouir, tout ce dont ils doivent se soucier, y demeurer.
Luc nous montre ainsi qu'il est le seul évangéliste à avoir su prendre du recul par rapport aux miracles, à avoir élaboré une réflexion sur leur signification et leur place dans le cheminement spirituel. Il en parle donc ici pour ceux par qui ils se produisent. Mais il en parle aussi pour ceux qui peuvent en être témoins, dans la parabole du riche et du pauvre Lazare : "s'ils n'entendent pas Moïse et les prophètes, même si un mort ressuscitait, ils ne seraient pas convaincus" (16, 31). Les miracles ne sont pas aptes à donner la foi à ceux qui en sont témoins, mais même pas non plus pour ceux qui en sont bénéficiaires, dont on peut pourtant supposer qu'ils en avaient déjà un peu. C'est ce que Luc nous dit encore, par exemple dans la guérison des dix lépreux (17, 11-19), où un seul des dix revient pour rendre grâces à Jésus. Ces deux autres épisodes que je viens de citer sont propres à Luc, comme la réaction, aujourd'hui, de Jésus au retour des soixante dix missionnaires. Par tous ces éléments, Luc montre que, tout en les acceptant, il ne considère pas les signes comme, ni des objectifs, ni des moyens, par eux-mêmes, et qu'ils peuvent même être des obstacles, pour ceux qui s'y arrêtent. Or, c'est précisément une de leurs caractéristiques, que d'avoir cette capacité intrinsèque à focaliser sur eux toute l'attention !
L'oraison jaculatoire qui saisit ensuite Jésus, après la recommandation aux disciples de ne pas s'enorgueillir de leurs 'pouvoirs', tombe alors assez mal à mon sens. Cette louange du Père de ce qu'il se révèle aux "tout petits" provient tout droit des débuts du ministère de Jésus, de cette période où la foule se mettait à s'enthousiasmer, précisément à cause des miracles, et tout aussi précisément en étant complètement aveuglée par eux ! Une période où Jésus n'avait pas bien saisi la profondeur de cette ambiguïté, ce qui l'amènera à la crise de la multiplication des pains et l'obligation de mettre un terme à toutes ces illusions. Sans doute Luc reprend-il la péricope pour l'appliquer plutôt à ces tout petits (la religion pour les femmes et les esclaves) dont sont composées en majorité les communautés pauliniennes, mais juste après son avertissement sur les ambiguïtés des signes, il ajoute finalement lui-même à l'ambiguïté. Il est vrai que cette péricope se trouvait à l'origine à la suite de la fin du discours d'envoi en mission, dans le matériau à partir duquel Luc a travaillé, comme on peut le voir chez Matthieu (11, 25-27), c'est-à-dire que Luc a seulement inséré le retour des soixante dix et la réponse que leur fait Jésus dans un ensemble déjà constitué, ce qui peut expliquer qu'il n'ait pas porté suffisamment d'attention à l'enchaînement qui en résultait. Peut-être aussi est-ce la sentence qui suit, sur les relations du Père et du Fils, qui l'intéressait, au point de ne pas être trop regardant sur cet enchaînement.
C'est que ce n'est pas rien ce "nul ne connaît le Fils sinon le Père, et nul ne connaît le Père sinon le Fils" : du Jean tout craché ! C'est le seul passage de tous les synoptiques (avec le parallèle chez Matthieu) qui parle ainsi des relation de Jésus au Père, sous cette forme qui prépare largement le terrain à la future divinisation de Jésus. Or, autant, comme nous le disions hier, ni Luc, ni les deux autres synoptiques, ne sont intéressés à un schéma qui intercale Jésus entre le Père et nous (malgré ici la mention finale "et à qui le Fils veut le révéler"), autant Luc, seul, n'est pas contre, dans la tradition synoptique, Marc et Source Q, dont il a hérité, de ce qui peut diviniser Jésus. Reste cependant que cette formule est tellement typique de Jean et étrangère au langage général des synoptiques, que de nombreuses incertitudes règnent sur la genèse de sa présence, tant chez Luc que chez Matthieu. Concernant Luc, certains pensent qu'il connaissait, au moins en partie, la théologie de Jean, et qu'il aurait pu lui emprunter cette formule. Il faudrait alors penser qu'elle s'est retrouvée aussi chez Matthieu par les bons soins d'un copiste qui aurait voulu harmoniser les deux évangiles, trouvant qu'elle manquait chez ce dernier. De telles petites corrections existent, mais normalement ne figurent alors que dans une partie des manuscrits dont nous disposons, tandis que les autres en restent exempts, ce qui permet de déceler la manœuvre.