Il faut reconnaître que les thèmes développés par cet évangile depuis maintenant plus de trois chapitres, toutes ces paroles censées avoir été prononcées par Jésus le dernier soir, au cours de son dernier repas, se croisent et se recroisent, nous donnant l'impression qu'il rabâche toujours un peu les mêmes choses. L'explication en est sans doute qu'il s'agit en réalité de mots prononcés en diverses occasions, notés par l'auteur, mais qu'il n'avait pas insérés jusqu'à présent dans son ouvrage, parce que trop isolés, ne donnant pas lieu à une scène construite autour d'un événement comme il l'a fait dans l'ensemble de l'évangile. Mais il ne veut pas laisser perdre tout ce matériau qu'il avait accumulé et l'a donc rassemblé ainsi, plus ou moins adroitement, pour composer ce long discours se terminant maintenant en forme de prière.
Dans ce passage-ci, on peut noter l'importance de la notion de "nom" de Dieu, ainsi que de sa "parole", les deux notions renvoyant certainement à la connaissance qu'on peut avoir de lui : connaître son nom, connaître ses mots, c'est le connaître lui-même, et c'est ce que Jésus demande donc ici pour ses disciples : qu'ils ne perdent pas cette connaissance de Dieu qu'il leur a révélée. S'il prie dans cet objectif, c'est qu'il doit bien avoir des raisons de douter de la solidité de cette connaissance qu'il leur a transmise, c'est donc aussi pour eux qu'il fait cette prière à haute voix devant eux, pour que cela les marque, et qu'ultérieurement ils s'en rappellent, ce qui pourra éventuellement suffire à leur faire revenir cette connaissance, même fragile, qu'ils avaient commencé d'acquérir. En quelque sorte, il prépare ici le terrain pour le futur travail de l'Esprit.
On fera cependant attention à ce que l'unité dans laquelle ils se trouvent ainsi rassemblés par leur connaissance commune du Père ne signifie pas pour autant uniformité, de même que l'union de Jésus à ce même Père ne signifie pas confusion, fusion de l'un et de l'autre : ils sont distincts. Et cette diversité légitime parmi les héritiers spirituels de Jésus va même encore plus loin, au-delà des seuls croyants qui se réclament de lui, quand il s'agit bien de connaissance de Dieu et non pas seulement d'adhésion à une religion : on peut être juif, musulman, bouddhiste, hindouiste, animiste, gnostique, druide, et que sais-je encore, et connaître celui que Jésus appelait le Père sous un autre nom ; une telle connaissance n'est nullement une prérogative réservée aux seuls chrétiens, et avec autant de légitimité dans tous les cas.
Mais pour l'instant, la question que se pose Jésus est plus prosaïquement : est-ce que dans ce petit nombre qui m'entoure ce soir, il y en aura seulement au moins un qui résistera, qui ne se laissera pas emporter par la débâcle, quand je vais être arrêté, soit-disant jugé, et exécuté ? un peu la même question qu'on trouve ainsi formalisée dans les synoptiques : le fils de l'homme quand il sera venu trouvera-t-il seulement la foi sur la terre ? et on comprends ainsi que la foi n'est pas une question de croyance mais de connaissance par expérience.
Agrandissement : Illustration 1
or je ne suis plus dans le monde mais eux sont dans le monde
et moi je viens à toi
Père saint ! garde-les dans ton nom ceux que tu m'as donnés
afin qu'ils soient uns comme nous
quand j'étais avec eux
moi je les gardais dans ton nom ceux que tu m'as donnés
et j'ai veillé et aucun d'eux ne s'est perdu
— sinon le fils de la perdition
afin que l'Écrit soit accompli —
mais maintenant je viens à toi
et je dis tout cela dans le monde
afin qu'ils aient la joie la mienne parfaite en eux
moi je leur ai donné ta parole
et le monde les a haïs
parce qu'ils ne sont pas du monde
comme moi je ne suis pas du monde
je ne prie pas pour que tu les enlèves du monde
mais pour que tu les gardes du mal
ils ne sont pas du monde
comme moi je ne suis pas du monde
sanctifie-les dans la vérité !
ta parole est vérité
comme tu m'as envoyé dans le monde
moi aussi je les ai envoyés dans le monde
et pour eux moi je me sanctifie moi-même
afin qu'eux aussi soient sanctifiés en vérité
(Jean 17, 11-19)