À nouveau, cette chronologie parfaitement fantaisiste : nous avions eu le retour à Nazareth, où il était fait allusion à des événements s'étant passés à Capharnaüm avant que lesdits événements ne nous soient narrés, puis à Capharnaüm Jésus est allé manger chez Simon comme si de rien n'était mais c'est maintenant seulement qu'ils se rencontrent tous les deux pour la première fois ! Heureusement (?) que Marc, lui, nous a rapporté ces trois épisodes dans un ordre cohérent : d'abord l'appel de Pierre, André, Jacques et Jean à suivre Jésus, puis la journée à Capharnaüm où il est alors logique que Pierre invite Jésus à manger chez lui puisque ce dernier est loin de Nazareth, et plus tard le retour au pays natal, où il n'y aura rien de surprenant à ce que les habitants fassent allusion aux guérisons surnaturelles dont ils auront entendu parler.
De là à pouvoir faire confiance à Marc sur toute sa chronologie, ce serait peut-être peu prudent, même si on y discerne effectivement moins d'incohérences que chez ses collègues Matthieu (chez lequel il est plus ou moins assumé qu'il ait largement procédé à des regroupements des matériaux par catégories...) et surtout Luc, comme on le voit dans ces débuts du ministère, mais par exemple bientôt aussi quand il situera une bonne moitié de son évangile dans le cadre d'une supposée montée depuis la Galilée jusqu'à Jérusalem, ce qui impliquerait quand même de marcher à un train pire que celui de sénateur ou même d'escargot, avec d'ailleurs des épisodes se déroulant en Galilée après que d'autres aient eu lieu en Samarie : cette fois on comprend définitivement qu'on a affaire à un fourre-tout, dont aucune chronicité un tant soit peu fiable puisse être tirée.
Décidément les évangiles ne peuvent donc pas nous dire grand chose à ce sujet, mises à part les grandes lignes déjà évoquées, d'une première période, souvent intitulée "le printemps galiléen", comme une lune de miel où les foules s'enthousiasment, persuadées que Jésus est le messie qu'elles attendent, culminant dans une tentative d'insurrection, suivie d'un désamour du fait que ledit supposé messie a refusé clairement le rôle, aussi de nombreux disciples désertent-ils, et même ceux qui restent, et qui précédemment étaient envoyés en éclaireurs des tournées de prédication, sont désormais décrits comme traînant en arrière (de quoi parliez-vous ? mais ils se taisent car ils s'étaient disputés : qui d'entre eux est le plus grand !) ...et finalement se mettra en place le drame final à Jérusalem. L'évangile de Jean parle de plusieurs séjours à la capitale, c'est assez vraisemblable, mais cela n'y change rien sur le fond.
Et c'est avec ça qu'il s'agira de "prendre vivants" des hommes ! Remarquons déjà l'écho que pouvait évoquer cette expression dans un monde romain qui adorait "prendre, capturer, vivants" des animaux, et même des hommes, pour les jeux du cirque, et on sait qu'un certain nombre de chrétiens finiront ainsi, bien que capturés par d'autres. N'empêche, à partir de l'adoption du christianisme comme religion d'état par Constantin, ce christianisme va effectivement s'orienter de plus en plus vers des pratiques de conversion s'apparentant bien à ce terme de "capture" ; il ne s'agira plus de proposer, d'inviter, en toute liberté, mais d'imposer, jusqu'aux abominations de l'inquisition qui tuera les personnes censément pour sauver leurs âmes. Non, vraiment, cette expression "prendre vivants" des hommes peut légitimement sembler beaucoup trop ambiguë, mais telle n'était cependant certainement pas l'intention de Luc.
Il faut en effet regarder de plus près le mot grec utilisé ici par l'évangéliste : ce "prendre vivant", zogreo, vient de zoos = vivant et agreo = "prendre", mais prendre "à la chasse ou à la pêche", opérations dont le terme est normalement de manger les animaux "pris", et ainsi zogreo a-t-il en fait comme sens premier celui de prendre et faire prisonnier, dans le cadre de la guerre, et non pas de tuer... Ok, on est d'accord, c'est mieux de pas tuer, mais on parle quand même de faire prisonnier là ! Effectivement, mais maintenant il faut prendre en compte les usages de l'époque, où lorsqu'un peuple était conquis par un autre il devait adopter les dieux du vainqueur, ce qui ressemble bien à une sorte de mort de l'esprit du peuple conquis. Or les romains, justement, ont eu cette particularité remarquable qui explique peut-être la réussite de leur empire, de laisser les peuples conserver leurs dieux...
Luc, donc, vraisemblablement, ne voulait pas parler de la moindre contrainte, de la moindre coercition. L'essence du christianisme se situe bien au-delà de toute cette chute qu'il a subie par la suite, à l'image peut-être de cette expression moderne qui le qualifie de "religion" de la sortie de la religion... Il n'est cependant pas le seul dans ce cas, on peut en dire autant de toute tradition spirituelle authentique, qui met les personnes en relation personnelle immédiate avec ce qu'on peut appeler la transcendance, cela qui demeure au-delà de nos seules perceptions sensorielles. Un au-delà dont toute théologie, toute dogmatique, ne peuvent intrinsèquement que donner des approximations, qui sembleront fortement avoir été comme une prison, lorsque l'expérience vivante sera venue nous en libérer.

Agrandissement : Illustration 1

or comme la foule le pressait pour entendre la parole de Dieu
et que lui se tenait au bord du lac de Gennésareth
il arriva qu'il vit deux barques qui se tenaient au bord du lac
et les pêcheurs en étant débarqués lavaient les filets
alors étant monté dans l'une des barques qui était à Simon
il le pria de repartir un peu en s'éloignant de la terre
puis s'étant assis il enseignait les foules depuis la barque
quand il eut cessé de parler il a dit à Simon
« repars vers les grands fonds
et larguez vos filets pour la pêche ! »
et répondant Simon a dit
« chef ! nous avons peiné toute la nuit et n'avons rien pris
mais sur ton mot je vais larguer les filets »
et l'ayant fait ils capturent une grande multitude de poissons
et leurs filets craquaient
et ils firent signe à leurs associés dans l'autre barque
de venir les aider
et ils vinrent et remplirent les deux barques
à en être submergées
en voyant ça
Simon-Pierre tomba aux genoux de Jésus en disant
« seigneur ! éloigne-toi de moi car je suis un homme pécheur ! »
parce qu'une terreur l'avait envahi lui et tous ceux avec lui
pour la pêche des poissons qu'ils avaient pris
et de même pour Jacques et Jean fils de Zébédée
qui étaient des coéquipiers de Simon
et Jésus a dit à Simon
« ne crains pas !
désormais ce sont des hommes que tu prendras vivants ! »
et ayant fait aborder les barques à terre
ils laissèrent tout et le suivirent
(Luc 5, 1-11)