Deux choses dans ce passage : en premier une histoire un peu embrouillée de barques et d'embarquements ; la foule, restée sur place après la multiplication des pains, saurait avec certitude que les disciples étaient partis la veille au soir, sans Jésus : Jésus n'était pas parti avec eux dans leur barque. Ceci suppose notamment que cette foule ait assisté à ce départ des disciple, mais que elle pour sa part, bien qu'ayant eu à sa disposition d'autres barques, n'avait pas voulu en faire autant ; ils sont restés sur place à attendre que Jésus redescende de la montagne. Pourquoi alors les disciples ont-ils fait un choix différent ? parce qu'ils se sont sentis rejetés par Jésus, par son départ en catimini dans la montagne ?
Mais ensuite, une nuit s'est passée, on peut supposer que l'inconfort aura eu raison des résistances de cette foule, et elle se résigne donc à faire comme les disciples la veille, eux aussi abandonnent, jettent l'éponge, tant pis, il faut bien qu'ils retournent chez eux. Et derrière tout cela, en filigrane, il y a toujours cette question du messie tel qu'ils l'attendent, de leur incompréhension du refus de l'élu d'adhérer à leurs attentes, et c'est là que Jésus les attend au tournant, en quelque sorte : ce que vous attendez de votre messie, au fond, c'est juste cela, qu'il vous prenne en charge, qu'il vous décharge de toute responsabilité, jusqu'à vous donner la becquée. Voilà tout votre horizon, avec votre messie : le retour au sein maternel !
Ils sont englués dans des attentes matérialistes et non spirituelles, et c'est ce qui va nous valoir un très long discours, un des plus longs de tout l'évangile de Jean. Disons tout de suite qu'il serait pour le moins naïf de croire que Jésus ait réellement prononcé tout ceci, textuellement, et qu'il est très difficile de discerner ce qui peut avoir été réellement dit pas lui des réflexions qui ont été en réalité faites par différents rédacteurs successifs issus de la communauté johannique, si tant est d'ailleurs que ces derniers ne soient pas les seuls auteurs de l'ensemble du discours, car il est vraiment curieux que, si cet épisode ait effectivement donné lieu à un enseignement spécifique de la part de Jésus, des trois synoptiques, qui tout trois relatent la multiplication des pains, aucun n'en ait soufflé le moindre mot !
C'est donc avec de telles précautions en tête que nous abordons ici, après les questions posées par les histoires de barques, les tout débuts de ce discours : de quelle nourriture spirituelle s'agit-il donc de se nourrir ? Il nous est dit en premier que c'est le fils de l'homme qui nous la donnera. L'expression "le fils de l'homme" désigne toujours dans les évangiles Jésus en tant qu'homme, c'est donc que c'est par son exemple, par son témoignage, qu'il nous donne cette nourriture. Il ne s'agit pas directement de sa divinité, il ne nous donne pas, ne nous donnera pas, de participer directement à sa divinité, mais il nous montre comment son humanité témoigne aussi de sa divinité, nous invitant à en faire autant. Comment cela ?
Eh bien, en faisant comme lui, en découvrant nous aussi cette présence de Dieu, non seulement en lui mais encore en nous, comme le découvriront les premiers chrétiens, dont ces rédacteurs de l'évangile de Jean, dont aussi de nombreux "Pères de l'Église", et tant de femmes comme d'hommes de tous temps et de toutes cultures. Croire en Jésus, c'est croire qu'il était un homme, absolument humain (mais ceci n'était pas un objet de doute pour ceux qui le côtoyaient), mais aussi en tant que tel, en tant qu'humain, par conséquent en même temps divin, ce qui est donc notre lot commun. Le prophète Jérémie (31, 34) le disait déjà : "Ils n’auront plus à instruire chacun son compagnon, ni chacun son frère en disant : « Apprends à connaître Dieu ! » Car tous me connaîtront", où "connaître" est le même mot qu'en Genèse (4, 1) où il est dit que Adam "connut" Ève et que celle-ci devint enceinte ; il s'agit bien de connaissance intime, personnelle, et non pas seulement par ouï-dire. Il s'agit d'expérience, et non juste de croyance, toujours sujette à caution.
Agrandissement : Illustration 1
le lendemain la foule
restée de l'autre côté de la mer
qui avait vu qu'il n'y avait eu là qu'une seule barque
et que Jésus
n'était pas rentré dans la barque avec ses disciples
mais que ses disciples s'en étaient allés seuls
— mais d'autres barques étaient venues de Tibériade
près du lieu où ils avaient mangé le pain
après que le Seigneur eut rendu grâce —
quand donc la foule vit que Jésus n'était pas là
ni ses disciples
ils montèrent eux-mêmes dans les barques
et vinrent à Capharnaüm
cherchant Jésus
et l'ayant trouvé de l'autre côté de la mer
ils lui dirent
« rabbi ! quand es-tu arrivé ici ? »
Jésus leur répondit et dit
« amen ! amen ! je vous dis
vous me cherchez
non parce que vous avez vu des signes
mais parce que vous avez mangé des pains
et été rassasiés
œuvrez !
non pour la nourriture qui périt
mais pour la nourriture qui demeure pour la vie éternelle
que le fils de l'homme vous donnera
car c'est lui que le Père Dieu a scellé d'un sceau »
alors ils lui dirent
« qu'avons-nous à faire pour œuvrer aux œuvres de Dieu ? »
Jésus répondit et leur dit
« c'est ceci l'œuvre de Dieu
que vous croyiez en qui il a envoyé lui »
(Jean 6, 22-29)