Personne ne peut le contester : le christianisme est né sur le terreau du judaïsme, et on ne peut pas comprendre le premier sans connaître le second. Mais ceci concerne le domaine religieux : le christianisme est une religion, le judaïsme aussi, et ces deux religions ont ce rapport-là, du fait que Jésus était un Juif, qu'il a grandi dans le cadre des concepts juifs concernant la notion de divinité, que ce sont ceux-là qui ont structuré sa pensée religieuse, et de plus que c'est à des personnes ayant en partage avec lui ce même cadre religieux qu'il s'est adressé par la suite. Mais entre les deux, entre la religion qu'il a reçue et la période dite de son ministère, il y a eu une expérience qui transcende le domaine du religieux, il y a eu ce qui nous est décrit comme son "baptême", et qui a été en fait une expérience personnelle de la réalité effective de "Dieu".
Mais déjà, rien que d'utiliser ce mot, "Dieu", c'est réduire la portée de cette expérience, c'est la ramener, si peu que ce soit, au niveau religieux. Le mot "Dieu", c'était ce qui en était le plus proche pour pouvoir en parler, alors c'est ce qu'il s'est efforcé de faire, partir de ces concepts qu'il partageait avec les siens, ses coreligionnaires, pour tenter de leur transmettre quelque chose de cette expérience qu'il avait vécue, qu'il vivait encore, de cette réalité-là, et qui déborde forcément toujours tous les concepts que les humains ont été amenés à développer à travers le temps et dans les divers lieux où ils ont pu vivre. On peut parler de Dieu(x), du grand Esprit, de l'Au-delà, de la Transcendance, de la Source, de l'Être, du Ça même, les noms et les formes sont variés, du fait que la réalité expérimentée nous dépasse forcément, tout en ne nous étant pourtant pas totalement étrangère.
De ce point de vue, toute religion, tout en contenant des traces de cette réalité fondamentale, ne peut pas non plus prétendre à plus que cela, elle ne peut pas en rendre compte en toute clarté, pas plus qu'on ne peut expliquer à des aveugles de naissance ce que c'est que de voir, ou à des sourds congénitaux ce que c'est que d'entendre ; on ne peut qu'en donner une petite idée, mais la réalité elle-même, il n'y a que d'en faire l'expérience soi-même personnellement, tout en sachant de plus, comme dit plus haut, qu'encore une telle expérience ne pourra même jamais être complète, qu'elle restera toujours parcellaire, même si on peut espérer qu'elle progresse aussi encore et toujours, mais il n'en reste pas moins qu'en tant qu'expérience elle renvoie le domaine du religieux au rang de vague schéma gribouillé sur un tableau noir par rapport à une image en millions de couleurs et trois mille dpi de définition...
Ainsi peuvent s'expliquer ces deux paraboles du vêtement neuf et du vin nouveau : ce n'est pas tant du christianisme, de la religion chrétienne, qu'il est dit qu'elle ne serait pas compatible avec aucun élément de la juive, mais c'est de l'expérience spirituelle qu'il s'agit, laquelle en elle-même a tendance à faire craquer les vieux habits du religieux, à en faire éclater les cadres, ce qui explique aussi la minoration de l'intérêt du jeûne, par exemple, comme de tout ce qu'on appelle exercices de piété : tout ceci peut éventuellement avoir son utilité, mais seulement si cela nous permet d'entrer finalement dans l'expérience personnelle de ces noces du divin avec l'humain. Sinon, on risque de faire comme ces vieux habitués du vin vieux, prendre le domaine du religieux comme le but en soi, confondre le doigt qui montre avec ce qu'il veut montrer, la carte avec le territoire, les mots avec la vie, etc.

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et on lui a dit
« les disciples de Jean jeûnent souvent et font des prières
et de même ceux des pharisiens
mais les tiens mangent et boivent ! »
alors Jésus leur a dit
« pouvez-vous faire jeûner les compagnons d'épousailles
tant que l'époux est avec eux ?
mais viendront des jours où l'époux leur sera enlevé
alors ils jeûneront en ces jours-là »
et il leur disait aussi une parabole
« personne ne découpe une pièce d'un vêtement neuf
pour rapiécer un vêtement vieux !
car sinon et le neuf sera découpé
et la pièce du neuf ne s'harmonisera pas avec le vieux
et personne ne met du vin nouveau
dans de vieilles outres
car sinon le vin nouveau fera éclater les outres
et lui sera répandu et les outres seront perdues
mais du vin nouveau c'est dans des outres neuves qu'on le met
mais personne qui boit du vieux ne veut du nouveau
car il dit que c'est le vieux le meilleur
(Luc 5, 33-39)