Tout du long de l'évangile de Jean se trouvent plusieurs affirmations mises dans la bouche de Jésus où il dit "Moi je suis..." comme celle-ci que nous avons aujourd'hui : "Moi je suis le pain de la vie". À mon sens, il s'agit là typiquement d'une phrase qu'il n'a pas pu prononcer, en tout cas pas sous cette forme ; c'est l'évangéliste qui la lui attribue. Ce "moi je" suppose une mise en avant de l'homme par lui-même, je ne vois pas comment cette formule pourrait ne pas trahir une attitude d'orgueil, qui ne peut donc pas s'accorder avec l'affirmation qu'elle voudrait alors soutenir.
Une telle affirmation, en effet, ne pourrait être faite que par la nature divine de celui qui l'avance, mais pas par l'homme, pas par sa nature humaine. Faut-il rappeler que le dogme chrétien officiel, tout en affirmant que Jésus était à la fois humain et divin, soutient aussi que ces deux natures en lui ne se confondaient pas, d'aucune manière, elles étaient chacune entière, entièrement homme et entièrement dieu. Ceci est en tout cas la théorie officielle, parce qu'il faut reconnaître que dans la pratique la distinction n'est pratiquement jamais faite, on considère en fait que puisque maintenant il est mort, son humanité est désormais du domaine du passé, et on ne se le représente plus, dans les faits, dans la pratique religieuse, que comme un dieu, et son humanité ne reste plus qu'une sorte de pétition de principe, une image d'Épinal, un mythe, une légende.
Les évangiles ne sont pourtant jamais allés jusqu'à prétendre qu'il aurait jamais affirmé "je suis dieu", et il ne l'a de fait certainement jamais fait, sinon ce n'est pas sur la croix qu'il serait mort mais sous les pierres, et il n'y aurait pas eu besoin de passer par les romains pour se débarrasser de lui. Mais ces différentes affirmations de l'évangile de Jean comme celle-ci "moi je suis le pain de la vie" s'en rapprochent terriblement, surtout sachant qu'il ne s'agit pas de n'importe quelle vie, bien sûr, mais de la vie éternelle. Cette vie-là, il est évident que c'est Dieu seul qui peut la donner, l'affirmation qu'il est lui-même le pain qu'il faut consommer pour avoir cette vie-là est alors bel et bien une identification avec Dieu, ce que l'homme en lui ne pouvait en aucune façon énoncer. Le dieu en lui l'aurait pu, mais c'est par l'homme qu'il devait passer pour parler, et s'il l'avait fait, l'homme serait devenu la marionnette du dieu, il n'aurait plus eu sa liberté propre, on tombe dans les travers gnostiques.
Ce qui vient juste après est par contre acceptable et vraisemblable, comme paroles qu'il ait pu effectivement prononcer : qui vient à moi, qui croit en moi, n'aura plus jamais faim, plus jamais soif. Oui, parce que venir à lui, c'est-à-dire le prendre comme modèle, s'inspirer, s'imprégner, de lui, mène à découvrir et manifester et témoigner nous aussi de notre divinité, de cette même double nature que lui. Et ceci est cohérent avec l'enseignement donné à Nicodème sur la seconde naissance.
On notera par ailleurs qu'avec ce pain il est question de donner vie "au monde", là où la manne dans le désert avait pour objectif de ne donner vie qu'à Israël. Il y a peut-être là un indice que le Père dont Jésus témoigne est accessible à quiconque de quelque origine géographique, culturelle, et même religieuse, qu'il soit ; ce n'est plus nécessairement YHWH. Peut-être...
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ils lui dirent alors
« quel signe fais-tu donc toi
pour que nous voyions et croyions en toi ?
qu'œuvres-tu ?
nos pères ont mangé la manne dans le désert
ainsi qu'il est écrit
"il leur a donné à manger un pain venu du ciel" »
et Jésus leur a dit
« amen ! amen ! je vous dis
ce n'est pas Moïse
qui vous a donné le pain venu du ciel
mais c'est mon Père
qui vous donne le vrai pain venu du ciel
car le pain de Dieu
c'est celui qui descend du ciel
et donne vie au monde »
ils lui ont alors dit
« Seigneur ! donne-nous toujours ce pain ! »
Jésus leur a dit
« moi je suis le pain de la vie
qui vient à moi n'aura plus faim
et qui croit en moi n'aura plus soif
jamais »
(Jean 6, 30-35)