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Billet de blog 6 août 2014

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Pour quelques miettes

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Billet original : Pour quelques miettes

Jésus sort de là, il se retire du côté de Tyr et Sidon. 

Et voici, une femme, Cananéenne, elle sort de ces frontières. Elle criait en disant : « Aie pitié de moi, Seigneur, fils de David ! Ma fille va mal : elle a un démon. » Mais il ne lui répond pas une parole. Ses disciples s'approchent. Ils le sollicitent en disant : « Renvoie-la, parce qu'elle crie après nous. »  Il répond et dit : « Je n'ai été envoyé qu'aux brebis perdues de la maison d'Israël. » 

Elle vient et se prosterne devant lui en disant : « Seigneur ! Secours-moi ! »  Il répond et dit : « Il n'est pas beau de prendre le pain des enfants et de le jeter aux chiots. » Elle dit : « Oui, Seigneur ! Et justement les chiots mangent des miettes qui tombent de la table de leurs maîtres ! »  Alors Jésus répond et lui dit : « Ô femme ! Elle est grande, ta foi ! qu'il advienne comme tu veux ! » Sa fille est rétablie dès cette heure-là.

Matthieu 15, 21-28

Le découpage liturgique nous a fait omettre une discussion avec les pharisiens tournant autour des règles de pureté, et des notions de pur et d'impur. Jésus conteste en fait que l'impureté puisse provenir du dehors de l'homme. L'épisode d'aujourd'hui peut être considéré comme une mise en application de ce principe. En se rendant en pays païen, Jésus, théoriquement, entre en contact avec des personnes impures. Matthieu est quand même réticent : il nous fait comprendre que Jésus ne serait pas tout-à-fait allé jusque dans le pays de Tyr et Sidon, mais seulement à proximité de la frontière. Mais il le fait très subtilement. Il utilise la même description initiale que Marc, mais qui peut fort bien signifier deux choses différentes : Jésus est allé 'vers', ou 'dans', ce pays. Et c'est uniquement parce que Matthieu dit que la cananéenne est sortie de ses frontières, pour venir à Jésus, qu'on comprend que pour lui Jésus est resté du côté israélien, alors que chez Marc, qui ne donne pas cette précision au sujet de la femme, on n'a pas de raison d'imaginer que Jésus ne se soit pas rendu dans le pays... Tout l'art de Matthieu peut être résumé par cette petite incise "sortant de ses frontières" !

Et Matthieu continue dans la même veine. Chez Marc, la femme commence par entrer dans la maison où se trouve Jésus et tombe à ses pieds. Ce sont deux précisions inacceptables pour Matthieu : se trouver dans la même maison qu'un païen est déjà source d'impureté, que ce soit un juif qui entre dans la maison d'un païen (le pire, peut-être), ou qu'un païen entre dans la maison d'un juif. Qu'en plus, la femme tombe à ses pieds, c'est scandale sur scandale : on peut imaginer qu'elle les a touchés ! Donc, pas de maison chez Matthieu, on est dehors, en plein air, et la femme crie : elle reste à bonne distance... pour peu qu'elle ait pris soin de se placer sous le vent, plus aucun risque de contamination. Et encore une autre spécificité du récit de Matthieu : Jésus fait la sourde oreille, Jésus ignore délibérément la femme, et rien ne se serait passé si les disciples, qui ont beaucoup moins de contrôle d'eux-mêmes que Jésus, n'avaient fini par craquer : "elle nous casse les oreilles !" Même là, pourtant, Jésus n'a toujours aucune intention de céder, leur répliquant que sa mission ne concerne que les juifs. Tout ceci est propre à Matthieu, Marc n'a rien de toute cette pantomime à laquelle seuls jouent les hommes, pendant que la femme, toujours suffisamment éloignée, s'époumone à attirer leur attention sur son malheur.

Enfin, ayant sans doute discerné une ouverture dans l'exaspération des disciples, la femme se rapproche. Suspens ! va-t-elle commettre le sacrilège ? Ouf, non ! elle ne se jette pas aux pieds de Jésus, elle se contente de se prosterner... et au moins, maintenant, elle ne crie plus, elle n'en a plus besoin. Matthieu supprime encore une première phrase dans la première réponse de Jésus : "Laisse d'abord se rassasier les enfants", qui, chez Marc, introduit le "car il n'est pas beau...". Chez Marc, donc, les juifs sont considérés comme l'objet prioritaire de la mission de Jésus, mais il est sous-entendu que le tour des païens viendra aussi, après. Nous l'avons vu plusieurs fois, la communauté matthéenne ne voit pas les choses ainsi, pour elle seuls les juifs peuvent entrer dans le Royaume, des païens qui voudraient y accéder aussi devront d'abord se convertir au judaïsme. Chez Matthieu, le 'christianisme' est une branche du judaïsme. Il n'ose quand même pas supprimer la répartie de la femme et le fait que Jésus accède à sa demande. Mais il est vrai qu'on peut considérer qu'en fait les chiots qui mangent des miettes sous la table, sont plus des chapardeurs que les destinataires normaux et prévus de la nourriture... c'est acceptable pour Matthieu.

Nous avions déjà discuté comment les évangélistes, partant de divers morceaux de puzzle consistant en paraboles, récits de guérisons, sentences diverses, ont chacun organisé ce matériau en fonction de ses objectifs théologiques. Nous avons eu aujourd'hui un exemple assez typique de comment, chacun de ces morceaux, peut être lui-même modifié et arrangé dans le même but. Il n'y a aucun doute que le récit de Marc (7, 24-30) relate le même événement initial que notre texte du jour de Matthieu. Les grandes lignes sont les mêmes, des phrases, ou membres de phrases, se retrouvent aussi à l'identique dans les deux versions. Et pourtant, avec quelques petites retouches, quelques insertions un peu plus conséquentes, les deux récits finissent par raconter deux histoires aux tonalités très différentes. C'est ainsi que, si on oubliait que les quatre évangiles sont censés parler de la même personne, on pourrait parfois s'en poser la question. Il reste bien sûr là aussi des grandes lignes (peu pour ce qui concerne Jean), mais le tempérament, les opinions, la personnalité de Jésus ne semblent pas toujours les mêmes. Et c'est une bonne chose. Si les quatre évangiles nous parlaient exactement du même Jésus, un seul nous suffirait, et nous serions obligés de le prendre pour "parole d'évangile". Mais ainsi, par comparaisons, on peut comprendre quels sont les projets de chacun, et en tenir compte pour se faire une idée de qui a été réellement Jésus.

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