Le troupeau perdu

Voici un épisode qui semble nous montrer un Jésus profondément chauvin : sa mission ne concernerait qu'Israël seul, son peuple, sa nation. On peut se demander si l'expression "le troupeau perdu" ou "les brebis perdues" signifie une partie seulement d'Israël ou tout Israël ; faut-il considérer qu'il ne s'adresse qu'aux Juifs qui seraient en-dehors des clous, ce qui sous-entend qu'il y en aurait qui n'avaient pas besoin de son ministère, ou si c'est l'ensemble d'Israël qui est qualifié de perdu, égaré ? mais en tout cas, selon cette formule, Jésus n'aurait de toutes façons pas à se préoccuper des non-Juifs, suivant en cela le schéma traditionnel selon lequel Israël c'est Israël, destiné à être un exemple pour le reste du monde, qu'il se comporte de manière exemplaire, c'est tout ce que YHWH lui demande.

Il est certain que quand on prétend savoir comment on doit se comporter, il vaut mieux en donner l'exemple, mettre en pratique ce qu'on proclame, sinon ça la fout mal. Mais la question est plutôt comment je peux être sûr que ce que je crois savoir est juste ? qu'est-ce qui m'assure que la tradition que j'ai reçue est la seule bonne, et qu'elle se suffit à elle-même, que je ne peux rien avoir à apprendre des autres traditions ? est-ce que vraiment Dieu ne s'est révélé qu'à mon peuple ? qu'est-ce qui me permet de penser qu'il aurait mis tous ses œufs dans le même panier, qu'il n'aurait pas essayé de se révéler à d'autres, et en fait à tous les autres, à toute femme et tout homme de toute culture de tous les temps ? ne serait-ce pas vraiment stupide de sa part, de n'avoir compté que sur mon petit peuple à moi ?

Alors, puisque en fait il a de tout temps cherché à se révéler à tout le monde, sur quelle base puis-je m'assurer que, parmi les différentes traditions qui ont résulté de ces efforts de sa part, c'est forcément celle que j'ai reçue qui est la plus juste, la plus fidèle, la plus proche ? est-ce qu'un minimum de prudence ne voudrait pas que je sois ouvert aux autres, qu'il puisse au contraire certainement y avoir des perles chez eux qui ne se trouvent pas chez moi ? n'y a-t-il pas en fait un orgueil incommensurable à prétendre être le seul à détenir la clé, et ne serait-ce même déjà que de prétendre la détenir ? Non, une telle attitude confine à une sorte d'autisme, et traduit surtout un grand manque d'intelligence, sinon même de la paresse, de la facilité.

Cela a-t-il donc été le cas de Jésus ? le fait qu'il ait choisi de se sacrifier, de se laisser prendre et mettre à mort, plaiderait plutôt pour l'inverse. Il savait tout ce qu'il pouvait y avoir d'étriqué dans le judaïsme des siens, et voulait que son peuple, ses coreligionnaires, s'ouvrent à plus d'universalité, qu'ils sortent de leur mythe du super-héros, du messie, qui les enfermait dans cet autre mythe du peuple élu, du peuple chouchou, qu'ils cessent de se concevoir et de se regarder comme le nombril du monde. Alors oui, paradoxalement, il lui a fallu se consacrer presque exclusivement à eux, pour les aider eux à se dépasser, parce que finalement c'étaient eux qui en avaient le plus besoin. Dieu se penche préférentiellement sur les plus faibles, telle était donc cette mission de Jésus, en direction de ce troupeau qui était donc bien globalement perdu, Israël.

Ce qui n'empêchait pas que cette femme puisse bénéficier des miettes, comme elle le demandait ; cela ne tirait pas à conséquence...

et étant parti de là
    Jésus se retira vers le territoire de Tyr et Sidon
et voici qu'une femme cananéenne de ces frontières
    s'étant approchée criait en disant
« aie pitié de moi ! seigneur ! fils de David
    ma fille est possédée par un démon mauvais »
mais il ne lui a pas répondu un mot
    et s'étant approchés
    ses disciples l'imploraient en disant
« renvoie-la ! c'est qu'elle vocifère après nous »
    mais répondant il a dit
« je n'ai été envoyé
qu'au troupeau perdu de la maison d'Israël ! »

    or étant venue
    elle se prosternait devant lui en disant
« seigneur ! viens à mon secours ! »
    mais répondant il a dit
« il n'est pas bien de prendre le pain des enfants
et de le lancer aux chiots »
    et elle a dit
« oui seigneur !
    car même les chiots mangent
des miettes qui tombent de la table de leurs maîtres »
    alors répondant Jésus lui a dit
« ô femme ! grande est ta foi !
qu'il t'advienne comme tu veux ! »
    et sa fille fut rétablie dès cette heure-là

(Matthieu 15, 21-28)