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Billet de blog 7 octobre 2014

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Réception laborieuse

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Billet original : Réception laborieuse

Tandis qu'ils vont, il entre dans un village. Une femme du nom de Marthe l'accueille dans la maison. Elle avait une sœur appelée Marie, qui, assise aux pieds du Seigneur, entendait sa parole. 

Et Marthe était tiraillée autour de tant de choses à servir... Elle se présente et dit : « Seigneur, tu ne te soucies pas que ma sœur me laisse, seule, servir ? Dis-lui donc de m'aider ! »  Le Seigneur répond et lui dit : « Marthe, Marthe, tu t'inquiètes et tu te mets en tumulte autour de tant de choses ! Or de peu il est besoin – ou d'un seul... – Marie a élu la bonne part qui ne lui sera pas ôtée. »

Luc 10, 38-42

Épisode célébrissime, épisode extrêmement curieux aussi. C'est la seule mention que nous ayons de la famille de Béthanie dans les synoptiques. On pourrait d'ailleurs commencer par se demander s'il s'agit bien de la même famille que celle dont parle Jean. Luc ne nous dit pas où se trouve ce village. Si on suit à la lettre les indications qu'il a données, nous serions quelque part en Samarie, en route vers Jérusalem. Chaque fois qu'il est question de Béthanie, que ce soit chez les synoptiques ou chez Jean, c'est en lien avec l'arrivée de Jésus à Jérusalem. Béthanie est comme un faubourg de la capitale, et, si Luc ne mentionne pas ici Jérusalem, s'il rapporte cet épisode bien avant l'arrivée dans la capitale, c'est qu'il ne veut pas qu'on identifie cette Marthe et cette Marie avec celles de Béthanie. Mais, les caractères qu'il dépeint des deux femmes correspondent très bien à ceux donnés par Jean ! Marie assise aux pieds de Jésus, Marie amoureuse de Jésus, et Marie qui a droit à son attention plus que sa sœur. Un autre détail va dans le même sens, bien que plus indirect, c'est l'apostrophe de Marthe à Jésus "tu ne te soucies pas..." : si Jésus était entré pour la première fois dans cette maison, si les deux sœurs étaient pour lui des inconnues, Marthe n'aurait certainement pas osé s'adresser à lui de cette façon. Il faut qu'ils se connaissent déjà d'auparavant pour qu'elle puisse ainsi lui faire une remontrance. Il s'agit donc bien de Marthe et Marie de Béthanie, mais, comme les synoptiques affectent de ne pas connaître cette famille (pas de 'résurrection' de Lazare, chez eux, et surtout la soirée de l'onction qui se déroule chez un certain Simon, inconnu au bataillon ; tout ceci parce que Lazare, Marthe et Marie sont des judéens, et que les synoptiques racontent l'histoire du point de vue des galiléens...), Luc a voulu respecter cette fiction et fait le minimum pour brouiller les pistes ici aussi.

On a en général beaucoup de mal à entrer dans la 'morale' de cette petite histoire. On est choqué de ce que cette fainéante de Marie puisse s'en tirer à si bon compte, avec la bénédiction de Jésus encore ! C'est parce qu'on croit qu'il s'agit encore, comme hier, d'avoir à faire un choix entre deux commandements d'égale importance. Entre "ora et labora", entre prier et travailler, entre ordres contemplatifs et ordres apostoliques. Et il faut le dire, si on devait effectivement impérativement choisir une des deux attitudes, entre Marthe qui prépare le repas et Marie sur son petit nuage égoïste, celle qui s'imposerait, ne serait-ce que par pur pragmatisme, serait celle de Marthe. Nous avons les mêmes tensions dans la société, où les travailleurs manuels sont bien moins considérés que les intellectuels, alors que ces derniers seraient bien en peine de survivre sans les premiers, et l'inverse n'étant pas aussi évident... Mais ce n'est pas ce dont il s'agit dans cette histoire.

Ce qui pose problème pour bien comprendre ce dont il s'agit, au sujet de Marthe, c'est que ce qui nous est dit d'elle est à peu près constamment très mal traduit. On trouve que Marthe "se fatiguait, était affairée, absorbée, accaparée, occupée, distraite, tiraillée"... rien que la variété des mots nous dit l'embarras des traducteurs ! Ce qui n'aide pas, c'est que le verbe utilisé περισπάω (perispaó) ne figure nulle part ailleurs dans tout le nouveau testament, ce qui a permis à chacun de l'interpréter en fonction du contexte et surtout de ses propres préjugés. N'est-ce pas, il s'agit de "beaucoup de choses", donc elle est épuisée, accaparée, etc... Mais péri-spaó a quand même un sens précis en grec d'une manière générale, que nous indique sa composition : spaó, tirer vers, et peri, autour, et donc Marthe est plus précisément "tirée vers l'extérieur" par toutes ces choses. Ainsi, déjà, si Marthe est "tirée" vers l'extérieur, de quoi donc peut-elle être tirée, sinon du centre d'attraction de la scène, Jésus ? ce qui signifie qu'elle resterait bien tout autant que Marie focalisée sur Jésus, mais qu'elle se laisse 'distraire' (une des meilleures traductions, quand même), ou qu'elle est en même temps 'tiraillée'. Elle est 'dispersée'. Elle aimerait rester avec Jésus, mais en même temps est-ce si sûr, est-ce que ces nombreuses choses auxquelles elle se pense obligée, et qu'elle appelle le service, ne sont pas aussi des prétextes ?

C'est en ce sens que lui répond Jésus. On nous a présenté une Marthe éparpillée dans "beaucoup de service", elle demande à Jésus de reprocher à sa sœur de ne pas l'aider dans "le service", mais Jésus lui reproche à elle de se disperser dans "beaucoup", tout court. Les mots ici sont précis et ne sont certainement pas le fait du hasard. Jésus remet en cause que ce soit réellement le souci du service qui agite ainsi Marthe. Après tout, les lois de l'hospitalité, si elles imposent bien plus ou moins de proposer un repas ou une collation à son invité, ne sauraient mener pour autant à cette autre impolitesse qui serait de le laisser seul sans écouter ce qu'il a à dire ! Comme si ce n'était pas vraiment pour lui, la personne qui est là concrètement "en chair et en os", qu'on s'acquittait de ce service, mais uniquement pour respecter les règles, pour se sentir la conscience tranquille avec la bienséance. L'attitude de Marthe peut faire penser, par certains côtés, à une certaine charité mondaine qui peut faire bien plus de mal que de bien. Ce n'est sans doute pas exactement son cas, mais c'est par contre ce que veut lui dire Jésus, qu'il serait bien plus honoré qu'elle manifeste un intérêt réel à sa personne, au lieu de le fuir et se fuir elle-même derrière le prétexte d'une restauration dont il n'a pas forcément non plus un besoin urgent...

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