son maître, Jean
Était-il le Messie ? J'ai pensé, un temps, que ce pourrait être lui. En tout cas, il m'avait marqué, je le sentais tellement semblable à moi, tellement fort en lui-même, exigeant, droit, assoiffé, que j'avais dit aux autres que, si jamais il m'arrivait un malheur — je savais bien qu'à force de dire leurs quatre vérités à ceux qui prétendent nous diriger, ils voudraient me faire taire, — eh ! bien, en ce cas, ce serait lui qui reprendrait le flambeau, qu'ils devraient le suivre. Je le considérais comme mon fils adoptif, mon héritier. Et peut-être même celui qui doit venir, celui qui nous ouvrira la porte du Royaume. Oui, c'était possible, surtout en pensant à ce qui s'était passé quand je l'avais baptisé. Mais après, j'ai eu des doutes, il avait tellement changé, je ne le reconnaissais presque plus, ce n'était plus lui, ce n'était plus moi. Et finalement, quand mon temps a touché à son terme, je ne savais toujours pas. Peut-être était-ce vrai, peut-être était-ce moi qui étais empêché de comprendre ce qu'il faisait. Je crois que j'ai rempli ma mission, et après tout, c'est tout ce qui m'était demandé.
Au début, il n'était qu'un pénitent parmi tant d'autres. Je l'avais remarqué, quand même, à cause de son vœu de naziréat, avec ses cheveux longs. Nous ne sommes pas si nombreux. Mais c'est tout. Il ne s'est pas fait baptiser cette fois-là, il était venu seulement pour voir, se rendre compte de ce qui se passait là. C'est normal, on entend parler de quelque chose, on s'intéresse, on veut se faire sa propre idée, par soi-même. C'était le cas de la plupart de ceux qui venaient. Il a dû regarder les baptêmes, discuter avec les uns et les autres, peut-être même avec quelques uns de ceux qui demeurent ici en permanence, mes disciples comme ils se nomment, et puis repartir, sans plus.
Il s'est passé plusieurs mois avant qu'il ne se montre de nouveau. Je mis un moment à me rappeler l'avoir déjà vu. Il ne semblait guère mieux décidé, pourtant je le découvris, à un moment, en face de moi, me posant des questions. Je lui répondis comme je le faisais d'habitude, rien de très particulier, la venue proche du Royaume, l'urgence de se convertir, de choisir son camp. L'illusion des sacrifices offerts au Temple, des rites superficiels par lesquels on croit pouvoir se marchander les grâces de Dieu, de tout ce qui est extérieur, mécanique, automatique. La seule offrande qui soit susceptible de Lui agréer, une vie droite, honnête, un cœur sincère, qui ne cherche pas à nuire à son prochain, un esprit clair, qui ne se complait pas dans les jouissances et le profit, mais qui recherche en permanence quel est le meilleur moyen de répondre à Ses attentes, bref, la justice. Et le baptême qui remet les compteurs à zéro pour ceux qui renoncent définitivement à leurs errements pour se préparer sincèrement à l'avènement du Messie. Il m'a écouté attentivement, j'ai senti qu'il adhérait au message. Il ne franchit pas encore le pas cette fois-là, mais j'étais convaincu qu'il y viendrait, et sans tarder.
J'avais raison sur un point : il est revenu rapidement. Je m'étais trompé sur un autre : il ne s'est pas encore fait baptiser à ce moment-là. La situation était un peu bizarre. J'avais rarement senti quelqu'un aussi proche de ma mission, dont l'esprit soit aussi accordé à mon enseignement, aussi, ce report de son engagement, toujours différé, m'interrogeait. C'était comme s'il voulait m'éprouver, ou s'éprouver lui-même. J'ai beaucoup prié pour lui, au cours de cette période de plusieurs mois, où il a fini par demeurer en permanence avec nous. La connivence n'a cessé de croître entre nous, il nous arrivait de nous comprendre d'un seul échange de regards, au sujet de certains pénitents, partageant les mêmes émotions, les mêmes hésitations, ou les mêmes admirations. Là-dessus, pour ma part, je n'ai jamais eu de doutes, il avait lui aussi une vocation. Avec mes autres disciples, aussi, il a su parfaitement s'intégrer, et conquérir les cœurs de plus d'un.
Il y eut enfin ce jour où le le trouvai face à moi, dans l'eau. Ce n'est pas que je ne l'attendais plus, mais j'eus bien un moment de surprise. Mon regard ne pouvait plus quitter le sien, c'est là que je compris à quel point il me dépassait. Un tel homme n'avait pas besoin d'être baptisé, du moins pas par moi. C'est ce que je me suis dit, dans un premier temps. Puis j'ai compris, alors, qu'en fait le baptême ne m'appartenait pas. Je n'étais que celui qui appelait, mais le baptême, lui, ne tenait son efficacité que de celui qui s'y soumet, et de Celui qui m'a envoyé appeler, bien sûr. Et, tout en le baptisant, m'apparût toute la justesse de ce long temps de préparation qu'il s'était imposé, et comme il révélait la profondeur de sa soif de Dieu, tellement au-delà de ce que j'avais pu pressentir jusque là, que je l'enviais presque d'être à ce point aimé de Celui qu'il cherchait. Ce fut un moment de très grande émotion, puis de très grande paix, pour moi.
Ensuite, c'est là que j'ai décroché. Il a disparu le soir même — certains, depuis, ont dit que c'était dans le désert, — mais je n'en savais rien, et, à moi, il ne me l'a pas dit par la suite. D'ailleurs, il ne m'a rien dit du tout. On ne l'a plus vu, c'est tout. Pendant quarante jours ? Peut-être ! Bien assez longtemps, en tout cas, pour que le simple étonnement, devenu d'abord rapidement inquiétude de ce qu'il lui soit arrivé un malheur, puis crainte de n'avoir pas été à la hauteur, laisse finalement le doute s'insinuer : peut-être avait-il flanché, était-il en train de se défiler, ou même m'étais-je complètement trompé sur son compte, m'étais-je moi-même illusionné. Qui n'a jamais connu de tels doutes, où la raison vacille au bord de la folie, où les faits que nous rapportent nos sens sont mis en cause par notre intelligence, ne sait pas encore ce que c'est que d'être humain. Ce qui m'a sauvé dans cette épreuve, ce sont tous ces gens qui continuaient de venir, et qui m'obligeaient à continuer de faire ce que je savais faire, mon job, quoi. Et pareil quand il a reparu dans les parages, et qu'il s'est mis à son tour à baptiser, un peu plus loin que moi, comme ça, mine de rien, et que mes disciples me lâchaient les uns après les autres pour aller vers lui.
Je n'ai pas osé aller le voir pour l'interroger. Ma fierté, sans doute. Oui, c'était ridicule, sûrement, mais cela aurait vraiment été au-dessus de mes forces. Et puis, en fait, ça n'a pas duré. Rapidement, il est reparti dans sa Galilée, et j'ai appris la suite comme tout un chacun, par le téléphone arabe. Et tout ce que j'entendais dire me laissait insatisfait. Pendant que moi je continuais de m'user à convertir Israël à une morale irréprochable, allant jusqu'à critiquer publiquement celui qui prétend être de nos rois, ce misérable Hérode Antipas, qui fornique avec sa belle-sœur, pendant ce temps, lui, s'adonnait aux plaisirs de la table, au point d'être surnommé le glouton et l'ivrogne ! Ce n'était plus mon Jésus ! Quel exemple donnait-il ainsi ? Il faisait croire aux gens que ça pouvait leur tomber tout cuit dans le bec, qu'ils n'avaient pas besoin de mériter leur paradis, comme si Dieu pouvait le leur donner, comme ça, gratuitement. Non, nous ne parlions plus du même Royaume, lui et moi. Mais d'un autre côté, il y avait tous ces signes qui se produisaient avec lui, tous ces gens guéris de leurs maladies, tous ces esprits impurs chassés, toute cette libération des corps et des cœurs, oui, comme si c'était Dieu lui-même qui lui donnait raison. J'avais l'impression d'avoir été le dindon de la farce...