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Quand je me suis fait baptiser par Jean, cela faisait déjà quelques semaines que l'événement qui a tout fait basculer pour moi s'était produit. Il n'y a pas eu de tambours ni de trompettes, pas de feu d'artifice non plus. Non, au contraire, comme pour Isaïe sur l'Horeb, ce fut plutôt le bruissement du silence qui m'envahit, avec une paix indestructible, invincible, inaltérable, et une confiance absolue d'être aimé, voulu, à ma place dans l'univers.
Je ne peux pas dire que je ne m'y attendais pas du tout. Ce serait faux. J'espérais, depuis que j'avais quitté ma famille pour vivre auprès de Jean, qu'il se passerait quelque chose. Je l'appelais ardemment de tout mon être, tout en sachant bien que ce n'est pas nous qui décidons du lieu ni du moment. Je pressentais que quelque chose allait se produire, et c'est l'appel de Jean qui m'en avait donné l'espoir, mais je ne savais pas non plus quelle en serait la forme. Mais même si j'avais pu en avoir reçu la description précise à l'avance, il y aurait encore eu un gouffre avec la réalité de ce qui commença ce jour-là.
Et ce n'est pas non plus par hasard, ou sur un coup de tête, que je me suis senti interpellé par Jean. Aussi loin que je puisse remonter dans mes souvenirs, apprendre à connaître l'Éternel me semble avoir été ce qui me passionnait le plus. C'était évident pour moi, cela me paraissait naturel, je n'imaginais même pas qu'il puisse en être autrement. Ce qui ne veut pas dire que j'étais un solitaire, enfermé dans ma bulle, ni que je passais mes journées à la synagogue ! D'abord, Joseph et Marie ne me l'auraient pas permis, mais de toute façon je n'en avais aucune envie. J'étais très fier de ma position d'aîné qui me permettait de les aider en m'occupant de mes frères et sœurs, même si c'était un peu de l'orgueil, aussi, quand ils s'en vantaient devant moi auprès des voisins. Pour la synagogue, j'y ai effectivement passé plus de temps que la moyenne, grâce à cette même position d'aîné dans la fratrie. Jacques aurait bien aimé étudier, comme moi, avec rabbi Syméon, mais notre situation pécuniaire ne l'aurait pas permis. C'est une chance que j'ai eue, et pas lui, alors qu'il l'aurait méritée autant que moi, mais ce n'est pas de ma faute, non plus.
Oui, je pouvais dire avec David : tes paroles sont douces à mon goût, comme du miel dans ma bouche. Je pouvais lire les rouleaux, Syméon m'aidait à comprendre notre histoire. J'ai pu découvrir les grands mouvements qui ont façonné mon peuple, la signification des événements que nous avons vécus, j'ai eu une vision d'ensemble qui donnait leur sens aux épisodes, et réciproquement aussi, je voyais comment les épisodes concourraient au dessein général de notre Dieu pour les hommes. Et je pus apprécier toute la justesse, le bien-fondé, de la doctrine pharisienne, la vanité des sacrifices et des offrandes au Temple lorsqu'ils prennent le pas sur l'observance de la Loi : « la bouche de ce peuple me respecte, mais son cœur est très loin de moi ». Quand on compte sur Yom Kippour pour se dédouaner de tout effort le reste de l'année, n'est-ce pas exactement de cela qu'il s'agit ?
Comment n'aurais-je pu être attiré par Jean ? J'approuvais sans réserves son zèle à promouvoir une attitude droite, honnête avec soi-même, et j'admirais l'extrême rigueur avec laquelle il menait sa propre vie. Il était inévitable que je le rejoigne pour profiter de son élan. J'étais cependant un peu plus réservé sur sa conviction de la proximité du Royaume, de l'imminence de sa venue. Je n'arrivais pas à m'en convaincre. Cela fait plusieurs siècles que nous ne sommes plus souverains sur notre terre, et je ne suis pas convaincu que les romains soient les pires des envahisseurs que nous ayons connus. C'était ce qui me retenait de franchir le pas du baptême. Aussi redoublais-je d'ardeur dans la vie d'ascèse que nous menions.
Puis il y eut cette première rencontre, cette première visitation, ce premier contact. C'était l'amitié qui s'incarnait, la figure longtemps imaginée d'un lointain correspondant qui se trouvait pour la première fois devant mes yeux, ses mots jusque là seulement écrits et pour la première fois prononcés de sa bouche, des promesses que je croyais lointaines, à la limite de l'utopie, qui avaient décidé de commencer à prendre chair. Je n'y croyais pas, pourtant c'était là, c'était bien ça, il m'aimait vraiment, je ne m'étais pas trompé, et c'était à la fois tellement simple et tellement extraordinaire, extraordinaire de simplicité, intime, profond, paisible. Et je me suis retrouvé comme ça, en paix. Rien n'avait changé, et tout, pourtant. Ça changeait tout, mais si profondément qu'il n'y avait nulle part où commencer. Je sus seulement que ma place ne serait désormais plus là, mais où, comment, j'aurais à le découvrir.