son ami Jean, prêtre de Jérusalem
C'était le chouchou, l'héritier putatif. Je n'avais rien à lui reprocher, mais je dois reconnaître que je ne lui trouvais non plus rien de spécial, en tout cas pas à ce point. Il était très engagé, bien sûr, et évidemment beaucoup plus que moi qui, malgré toute ma sympathie pour Jean — mon homonyme baptiseur, fils de prêtre lui aussi, — ne m'étais pas installé au désert près de lui. J'ai reçu son baptême, j'approuvais de tout cœur sa démarche, mais je pensais pouvoir être plus utile en restant dans ma famille, en conservant mes fonctions, pour aider à défendre son mouvement de l'intérieur de l'establishment, veiller au grain, le tenir au courant des évolutions, l'avertir au besoin. Un espion, une tête de pont, en somme, mais pour la bonne cause.
Je suis sadducéen par ma naissance, comme le baptiste, mais je n'approuve pas la mentalité de la plupart des gens de ma caste. Car c'est bien ce que nous sommes devenus, nous les descendants de Levi, au moins ceux de la Judée, et plus particulièrement ceux de Jérusalem. Nous nous sommes installés dans notre monopole sur le Temple, nous profitons sans états d'âmes de la dîme que nos coreligionnaires doivent nous verser, et nous contrôlons tous les divers à-côtés, du commerce des animaux destinés aux sacrifices jusqu'à l'industrie touristique liée aux afflux incessants de pèlerins pour les grandes fêtes. Si nous avons été mis à part, si l'impôt nous est dû, c'était pourtant uniquement pour que nous puissions nous consacrer entièrement au service de notre Dieu et de notre peuple, être des intercesseurs et non des exploiteurs, mais je crains qu'il n'y en ait plus beaucoup parmi nous qui s'en soucient encore, ou s'il y en a, ils ne font pas le poids face aux autres, à ces familles qui sont aux commandes du sanhédrin, comme la mienne, hélas, hissée aux plus hauts postes par mon rusé, et sans aucun états d'âme, de grand-père, Hanne. « Malheur sur moi à cause de la maison de Hanne ! Ils sont grands prêtres, leurs fils sont trésoriers, leurs gendres administrateurs et leurs esclaves frappent le peuple à coups de bâton. »
Quand j'appris que Jésus avait subitement disparu, j'en fus surpris, mais plutôt satisfait, au fond, même si je ne l'exprimai pas à Jean ! Ainsi, j'avais eu raison de douter de lui, de la profondeur de son adhésion. C'était un exalté, il avait brûlé comme un feu de paille, puis s'était réveillé de son mirage comme d'un rêve, et enfui piteusement sans demander son reste. Jean avait manqué de prudence en lui accordant tant de crédit, il le payait, il était très abattu, mais la situation s'était clarifiée, de mon point de vue, une vérité difficile vaut toujours mieux que le mensonge, ce n'était qu'un mauvais moment à passer, peut-être même y puiserait-il un renouvellement de sa mission, de nouvelles ardeurs.
Par un concours de circonstances assez surprenant, je me trouvais auprès de Jean le jour où Jésus fit sa réapparition sur les bords du Jourdain. Il se trouve que le sanhédrin, qui s'inquiétait depuis longtemps déjà des activités du baptiste, avait décidé d'envoyer une délégation enquêter sur lui. Il s'agissait de lui poser des questions, sur lui, ses motivations, son enseignement, pour essayer de lui faire prononcer des paroles qui pourraient être retenues contre lui. Je m'étais évidemment proposé pour en faire partie, ce qui n'avait pas posé de difficultés. Nous nous étions donc rendus sur les lieux, et avions procédé à notre interrogatoire, sans résultat probant, dans la perspective de mes collègues d'une accusation éventuelle, mais je n'avais pas vraiment été inquiet sur ce sujet, je connaissais trop bien l'animal pour savoir qu'il ne risquait pas de tomber dans leurs pièges. Après l'entretien avec Jean, nous entreprîmes de discuter encore avec les uns et les autres, pèlerins, disciples, en nous séparant, pour être plus discrets, éviter de les impressionner, permettre aux langues de se délier. C'est ainsi qu'un des disciples qui me connaissait put m'approcher, et que je sus que Jésus était revenu.
J'étais curieux de savoir dans quel état d'esprit il se trouvait. C'était déjà étonnant qu'il ait remis les pieds dans la région. Je me rendis auprès de lui, c'était en fait la première fois que je l'approchais vraiment. Il y avait quelques disciples de Jean qui étaient déjà là, je me joignis à eux. C'est son regard qui me frappa en premier, je ne m'étais pas imaginé qu'il puisse avoir ce genre de regard. Était-ce sa retraite qui l'avait transformé ? Il n'y avait pas ce caractère impératif qu'on trouvait chez Jean, qui vous sondait jusqu'aux tripes en vous sommant de prendre une décision. Son regard à lui était tout en douceur, réceptif, prêt à vous accueillir, un océan de bienveillance, dans lequel je plongeai alors tout aussi sûrement et totalement. Subitement, il n'y avait plus rien que je désire sinon d'apprendre à connaître cet homme, et d'où lui étaient venus de tels trésors de bonté, d'attentions, de disponibilité.
C'est tout ce qui se passa ce jour-là. J'avais nourri de tels à priori contre lui que je m'étais attendu à trouver un homme orgueilleux, vindicatif, prêt à se poser en rival de son ancien maître, ou alors un être déboussolé, pour le moins un peu honteux, comme un fugueur revenant discrètement au bercail. J'étais profondément troublé, incapable de comprendre ce qui m'arrivait. Je me raccrochai à mes obligations, mes collègues allaient se poser des questions s'ils ne me retrouvaient pas ; dans l'intérêt des idées qui me tenaient à cœur, je ne devais pas me trahir auprès d'eux ; c'est ce dont je me persuadai sur le moment, pour échapper à ce territoire inconnu qui s'était ouvert sous mes pas. Mais durant tout notre retour à Jérusalem, et dans les jours et les semaines qui suivirent, je ne cessais de penser à cette rencontre, regrettant de n'être pas resté ce soir-là, tenté de repartir à sa recherche, et tant pis si je me sabordais auprès de mon entourage. Et cela dura jusqu'à ce que je le revoie, un peu plus tard, à Jérusalem.