La période qui suit est une des plus difficiles que Yeshoua aura eu à vivre. Les signes sont sa plaie : les gens savent, il n'y a que ça qu'ils attendent de lui. Maintenant, que se serait-il passé s'ils ne s'étaient pas produits ? peut-être rien, justement. Les signes ont fait sa renommée, ils l'empêchent de se faire entendre, mais sans eux personne sans doute non plus ne l'aurait jamais écouté. Il ne peut pas pour autant céder à leurs sirènes, il ne cesse désormais de le leur dire : "il n'y aura plus de signes", et il s'efforce de tenir parole, dans la mesure du possible. Il s'astreint à ne pas s'apitoyer, par amour pour eux, parce que ce n'est pas une solution, parce que cela les fourvoie sur un chemin dont il est certain, maintenant, qu'il n'est pas le plus important, et en tout cas pas le sien. Les signes ne sont que des accessoires, des à-côtés. Il est bien plus essentiel de trouver ce Dieu qui vit en nous, ce Dieu qu'il appelle papa, pour essayer de leur faire comprendre, pour leur dire que ce n'est plus le Dieu terrible qui se manifeste dans le tonnerre et les éclairs, que ce n'est plus le Dieu extérieur et très loin, très haut dans le ciel. Bien sûr que Dieu reste Dieu, et lui, Yeshoua, reste Yeshoua. Il ne se prend pas pour lui ! ça ne risque pas, mais il est toujours là, c'est une présence qui ne lui fait et ne lui fera jamais défaut. Il n'a aucun doute sur ce point. Alors, que vaut-il mieux : entrer avec un bras ou une jambe en moins dans le Royaume, ou recouvrer la santé mais passer à côté de cette chance unique ?
Il n'y a pas d'hésitation, pour lui. Il serait malhonnête, il faillirait à son honneur et à tous ses devoirs d'homme, en laissant se poursuivre cette folie. Il serait un de ces bergers mercenaires qui n'ont d'autre but que de s'engraisser sur le dos du troupeau. Ah ! oui, il aurait de nouveau du succès, il pourrait gagner tous les royaumes de la terre, sans rien faire, juste en laissant le mouvement suivre son cours. Ce serait facile de se laisser descendre le long de cette pente, mais pourrait-il encore se sentir l'âme en paix, la conscience tranquille ? non, bien sûr que non. Et, évidemment, il ne trouverait plus la présence... ce n'est pas qu'elle l'aurait abandonné, non, ce serait lui qui l'aurait reniée. Mais d'un autre côté, il lui apparaît de plus en plus évident que personne n'entend de quoi il parle ! Il prêche dans le désert, symbolique d'abord, parce qu'on ne le comprend pas, puis de plus en plus réel, parce que les foules se lassent de ce prophète qui n'assure plus le spectacle. Il est toujours fascinant à écouter, il a l'art de vous trousser une petite histoire en quelques mots qui vous fait bien rire, ou vous laisse tout songeur. Mais ça mène à quoi tout ça ? Ce n'est pas ça qui fait bouillir la marmite. Alors, s'il n'a plus rien à proposer qui améliore notre sort, qui nous sorte une épine du pied, ce n'est pas pour lui manquer de respect, mais on a une famille à faire vivre, nous.
C'est dans ces conditions que Yeshoua songe de plus en plus souvent qu'il ne lui reste qu'une solution : se rendre à Yerushalaim. Ce n'est pas qu'il se fasse d'illusions : pourquoi les judéens réagiraient-ils différemment que les galiléens et que les païens ? Mais Yerushalaim reste le centre de sa religion, la ville où se trouve le Temple. Ce n'est pas non plus qu'il accorde encore un grand crédit à ce Temple en tant que lieu où résiderait YHWH : il le sait, le vrai temple, le vrai lieu saint, c'est en chacun de nous qu'il se trouve. Mais Yerushalaim reste aussi la ville où siège l'autorité religieuse suprême, le sanhédrin. Et c'est encore moins qu'il se fasse de grandes illusions sur les motivations des membres de cette assemblée dominée par les sadducéens, par quelques familles de grands prêtres, qui y veillent surtout à ce que leurs intérêts personnels soient bien protégés et continuent de prospérer jusqu'à plus soif. Malgré tout cela, Yeshoua a de plus en plus le sentiment que c'est bien là qu'il doit se rendre maintenant. Il y a sans doute un aspect de défi de sa part quand il envisage cette démarche. De défi, pas tant en direction de ces autorités et de l'establishment : cela en fait partie, évidemment, mais un défi surtout à YHWH, à toute l'histoire de ce Dieu avec son peuple, et au rapport qu'il a avec la présence qui l'habite, lui, Yeshoua. S'il y a un lieu où doit se révéler le fin mot de son aventure, il lui semble que ce ne peut être que celui-ci, Yerushalaim.
Ce ne serait pas non plus complètement sans 'biscuits', qu'il se lancerait dans cette démarche un peu folle de la dernière chance. Il y a son ancien condisciple de chez Yehohanan, celui qui se désignera lui-même comme le "disciple que Yeshoua aimait". Ils se sont revus, à l'occasion de quelques grandes fêtes, et Yeshoua sait que, s'il y en a un seul dans tout Israël qui comprendrait peut-être de quoi il parle, c'est lui. Et lui, de son côté, n'est pas resté à ne rien faire. Il a convaincu quelques unes de ses relations de s'intéresser à Yeshoua, et il les a fait se rencontrer. Dans ce petit cercle qui pourra être mis à contribution, on compte quand même deux ou trois pharisiens membres du sanhédrin. Bien sûr, ils ne feront pas le poids, mais ils pourront toujours s'efforcer de retarder une décision, voire de la rendre plus mesurée. Toujours dans ce petit cercle, dans un autre ordre d'idées, il y a encore un frère et deux sœurs, avec lesquels Yeshoua a des liens profonds d'amitié, et sur lesquels il sait pouvoir compter quand il aura besoin de réconfort moral. Et puis, tout ce petit monde est riche, aussi. Bien qu'éloignés, ils ont régulièrement soutenu financièrement le mouvement en Galilée. Et ils habitent de vastes demeures, dans lesquelles ils pourront, soit simplement être hébergés, soit même se réfugier, se cacher provisoirement, si jamais les choses tournaient vraiment mal. En quelque sorte, il a, lui aussi, sa cinquième colonne, infiltrée au cœur de l'ennemi.
Et puis son idée ne serait pas non plus de se lancer comme ça, n'importe comment, en toute inconscience. Pessa'h approche, la ville va être pleine de pèlerins à craquer, ce qui offre pour lui deux avantages. En premier, que cette foule qui vient de toutes les régions du monde – majoritairement des juifs de la diaspora, mais aussi des païens qui viennent, eux, plus par curiosité – va lui donner une occasion d'être écouté par tout un public auquel il n'avait pas encore eu accès jusqu'à présent. Ce n'est pas à négliger. Certes, leur petit voyage hors des frontières a plutôt été décevant, mais ils n'avaient alors rencontré que des cultures somme toute proches de la leur. Là, c'est tout l'empire qui sera représenté, alors qui sait si, parmi toute cette variété, il ne s'en trouvera pas quelques uns pour être plus réceptifs ? Et, deuxième avantage de la foule : le sanhédrin – qui représente le danger majeur dans cette expédition, car il n'a pas oublié, lui, l'histoire des cinq mille hommes réunis pour le renverser – sera gêné pour lui mettre des bâtons dans les roues. Il y réfléchira à deux fois, avant de lancer sa soldatesque l'arrêter devant un tel concours de monde. Et, s'il s'y décide, l'opération ne sera pas aisée, les soudards se feront remarquer de loin, et il sera alors facile de leur échapper, avec ou sans la complicité de la foule.
Tous ces éléments sont pris en considération, jaugés, évalués, pesés, par Yeshoua, à de nombreuses reprises. Il lui semble que le risque reste raisonnable, et, au moins, que le jeu en vaut la chandelle. Mais il ne peut pas prendre la décision finale comme ça. C'est trop important, il ne s'agirait pas de tout perdre parce que, une seconde fois, il aurait été trop confiant en lui-même, en ses propres capacités. Il ne veut pas se trouver à nouveau piégé parce qu'il aura pris ses désirs pour des réalités. Alors il attend. Il attend que quelque chose se produise, qui lui dise, cette fois-ci avec certitude, que c'est bien là ce qu'il a à faire. Il ne faudrait pas que ça tarde trop à venir, parce que cette inaction pèse de plus en plus aux disciples. Ils sont sans cesse sur son dos, à lui demander quel est le programme maintenant, et à tenter de ramener le sujet de "l'occasion en or" qui a été gâchée, et pourquoi il ne veut plus faire de signes, toujours les mêmes lunes, toujours les mêmes rengaines, à n'en plus finir. Yeshoua tempère, Yeshoua tente une millième fois de leur parler de ce qu'il vit, Yeshoua invente une parabole, une de plus, pour leur faire comprendre, Yeshoua cherche des appuis dans les Écritures, des traces, des prémices, de la manifestation de YHWH comme Dieu proche, intime. Tout ceci lui sert aussi, à lui, lui permettant d'enraciner son expérience dans l'histoire de ses ancêtres, et renforce sa conviction qu'il est bien dans leur continuité. Mais Yeshoua perd aussi patience, souvent. Ils finissent par être tellement lourds, tellement obtus. Alors il les rabroue, on se brouille, on boude, et on se rabiboche vaille que vaille, jusqu'à la prochaine fois...
Source : dieu qui se cache (2) : L'histoire