
Billet original : Maître de la vie
« Mais je vous l'ai dit : vous avez vu, et vous ne croyez pas !
« Tout ce que me donne le Père viendra à moi : et celui qui vient à moi, je ne le jetterai pas dehors. Car je suis descendu du ciel, non pour faire ma volonté, mais la volonté de celui qui m'a donné mission. Or telle est la volonté de celui qui m'a donné mission : que, de tout ce qu'il m'a donné, je ne perde rien, mais que je le ressuscite au dernier jour.
« Car telle est la volonté de mon Père : que tout homme qui voit le Fils et qui croit en lui ait la vie éternelle. Et je le ressusciterai, moi, au dernier jour. »
Jean 6, 36-40
"vous avez vu, et vous ne croyez pas" : la foule qui interroge Jésus est celle qui a vu la multiplication des pains, mais elle ne croit pas que le vrai don de Dieu, c'est Jésus, et non le pain qui a rempli leurs ventres. D'un côté, Jean a raison : toute la problématique à laquelle Jésus a eu à faire face, et qu'il n'a pu résoudre que par sa mort acceptée, a été que les foules couraient après les signes et non après ce qu'ils signifiaient. Les gens venaient pour se faire guérir, la révélation d'un Dieu Père leur semblant secondaire. Mais là où Jean a tort, à mon sens, c'est quand il remplace cette révélation du Père par celle de Jésus lui-même. Je sais, je me répète, mais c'est ici toute la problématique de la christologie haute. Et Jean aura beau nous seriner à de nombreuses reprises que Jésus ne dit que ce que le Père lui dit de dire, et ne fait que ce que le Père lui dit de faire, ce qui semble dessiner un Jésus qui s'efface devant le Père, il n'en reste pas moins que l'aboutissement logique de ce soit-disant effacement est ce Jésus qui finit par prendre la place du Père. C'est logique : puisqu'il se conforme en tout au Père, il finit par se confondre avec lui, et on peut donc – voire on doit – se passer du Père, comme l'a dit l'évangéliste dans son prologue : "Dieu, nul ne l'a jamais vu", et nul ne le verra jamais...
Il faut le redire : ce n'est pas parce que cette conception de Jésus est celle qui a été érigée en règle par la suite, adoptée par le courant paulinien/lucanien, formulée par les premiers conciles, et donc devenue depuis un dogme au point qu'on a du mal à croire qu'on puisse être fidèle à Jésus si on n'adhère pas à cette façon de voir les choses, ce n'est donc pas pour autant qu'il en a été ainsi depuis les origines et pour tous. Heureusement, les synoptiques sont là pour nous dire que d'autres, et non des moindres, ne se posaient pas du tout la question de cette façon. Pour eux, ce qui était premier, c'était le message de Jésus, et non Jésus lui-même. Ils ne voyaient pas l'intérêt de définir précisément s'il était le Fils de Dieu ou quoi que ce soit d'autre, puisque cela ne changeait rien à ce qu'ils avaient à faire. En sorte qu'on peut dire avec assurance qu'ils le considéraient plus comme un prophète, sans doute le plus grand de tous les temps, que comme l'égal de Dieu, comme le fait Jean, ce qui lui permet cette affirmation, que les autres communautés de son époque devaient juger comme hérétique : que le pouvoir de nous ressusciter serait du ressort de Jésus, et non du Père.
Une telle affirmation était un blasphème pour tout juif, puisqu'elle assimile l'homme, Jésus, à Dieu. C'est de toute façon la thèse centrale de l'évangile de Jean, allant jusqu'à essayer de faire croire que c'est principalement pour cette raison que Jésus aurait été dans le collimateur du sanhédrin. Indépendamment de la justesse ou non de l'identification de Jésus à la deuxième personne de la Trinité, il est en tout cas certain que cette conception ne vient pas de Jésus lui-même, sinon il ne serait pas possible que les communautés dont témoignent les synoptiques — et mieux encore, derrière eux, la source Q — aient pu l'ignorer ! Si Jésus avait été au courant, pour la Trinité, sa propre identification à l'une des trois personnes, etc..., il serait incompréhensible que les synoptiques n'aient pas construit leur catéchèse autour de ces 'révélations', au lieu de se contenter de parler, à mots plus ou moins couverts, de Messie et de Royaume... Le Jésus de Jean est bien un Jésus reconstitué. Ce n'est pas parce que quelques uns des éléments narratifs qui le parsèment sont, semble-il, parmi les plus anciens de tous les évangiles, qu'ils peuvent à eux seuls avaliser l'ensemble de la construction théologique qui y est exposée comme étant, elle aussi, la foi la plus ancienne.
En réalité, la séparation entre christologie haute et christologie basse, n'est d'ailleurs pas tant due à des questions d'ancienneté de la réflexion, qu'à l'histoire personnelle de ceux qui les ont développées. Les synoptiques sont héritiers des disciples galiléens, de ceux qui ont accompagné Jésus tout du long de son ministère, qui ont été témoins des guérisons et exorcismes, qui ont été pris dans l'effervescence de toute la province qui en a résulté, qui ont pris Jésus pour le Messie attendu, dans un sens très terre-à-terre, puis qui ont été, c'est peu de le dire, anéantis par sa mort qui mettait un terme final à toutes leurs illusions. L'évangile de Jean est héritier du "disciple que Jésus aimait", un membre de la nomenklatura de Jérusalem, qui n'a pas vécu l'aventure galiléenne, qui n'a jamais cru que Jésus était le Messie, mais qui a été illuminé, au point d'en être aveuglé, par la résurrection. C'est là, dans le tombeau vide, quand il a compris la nature de la disparition du corps (contrairement aux galiléens qui l'ont interprétée comme un viol de sépulture), qu'il a dès cet instant, et soudainement, identifié Jésus à Dieu. Ce sont ces différences d'origines géographiques et culturelles, différences aussi dans leurs histoires avec Jésus de son vivant, qui expliquent les deux Jésus, si différents, qu'ils ont développé, ainsi que la croissance séparée pendant si longtemps des deux courants.
Il faudrait, maintenant, encore examiner le cas de Paul, puisque c'est de lui que sont héritiers les grandes Églises. On peut déjà noter que, dans son cas, c'est 'pire' encore que Jean : lui n'a pas du tout connu Jésus de son vivant... Ainsi est-il assez logique que la christologie de Paul soit, elle aussi, assez 'haute', et que ses héritiers n'aient pas eu trop de difficultés à intégrer le petit reste du courant johannique, désintégré au deuxième siècle. Plus curieux, dans ce contexte, apparaît l'évangile de Luc, développé dans le courant paulinien, mais sur les bases de la tradition synoptique ! Mais nous y reviendrons une autre fois.