Billet original : Et deux qui font dix
De là, Jésus passe... Deux aveugles le suivent. Ils crient en disant : « Aie pitié de nous, fils de David ! » Quand il vient dans la maison, les aveugles s'approchent de lui. Jésus leur dit : « Croyez-vous que cela, je peux le faire ? » Ils lui disent : « Oui, Seigneur ! » Alors il touche leurs yeux en disant : « Selon votre foi, qu'il vous advienne ! » Et leurs yeux s'ouvrent. Jésus frémit sur eux et leur dit : « Voyez ! Que personne n'en ait connaissance ! » Mais eux sortent et le divulguent dans toute cette terre-là.
Comme ils sortent, voici : ils lui présentent un homme, muet, démoniaque. Le démon jeté dehors, le muet parle. Les foules s'étonnent et disent : « Jamais il n'a paru rien de tel en Israël ! » Mais les pharisiens disaient : « C'est par le chef des démons, qu'il jette dehors les démons ! »
Jésus parcourait toutes les villes et les villages, pour enseigner dans leurs synagogues, clamer la bonne nouvelle du royaume, guérir toute maladie et toute faiblesse. En voyant les foules, il est remué jusqu'aux entrailles pour elles, parce qu'elles sont fatiguées, prostrées, comme des brebis qui n'ont pas de berger. Alors il dit à ses disciples : « Beaucoup de moisson et peu d'ouvriers ! Implorez donc le seigneur de la moisson qu'il fasse sortir des ouvriers pour sa moisson ! »
Matthieu 9, 27-38
Et voici les deux derniers miracles, pour arriver à dix, suivis d'une sorte de résumé de la situation, d'une manière plus générale, après le sermon sur la montagne et les dix miracles, et assez semblable à celui qu'il y avait déjà avant le début du sermon (Matthieu 4, 23-25). Ainsi, nous comprenons que cet ensemble sermon/miracles compose bien un tout dans l'esprit de l'auteur. Le sermon nous a proposé un premier tour de piste de l'enseignement de Jésus, les miracles sont venus asseoir l'autorité du discours, prouver que Jésus n'est pas qu'un beau parleur, mais que ce qu'il dit, il le fait. Nous pourrons alors, à partir de demain, passer au thème suivant, l'envoi en mission, introduit ici par la finale "Beaucoup de moisson et peu d'ouvriers..." Il n'y a pas à dire, Matthieu sait quand même composer un texte.
Revenons maintenant à ces deux miracles. Pour le premier, les deux aveugles, dont on ne trouve pas de parallèle dans les autres évangiles, il semblerait que Matthieu ait dupliqué celui de Jéricho (Matthieu 20, 29-34), juste avant l'entrée à Jérusalem. Chez Marc et Luc, il s'agit d'un seul aveugle, mais chez Matthieu déjà il y en a deux, caractéristique que nous retrouvons aussi ici. Autre point similaire entre le(s) aveugle(s) de Jéricho et ceux d'aujourd'hui, l'interpellation qu'ils lancent à Jésus : "Aie pitié de nous, fils de David !" Or ce titre, fils de David, est très rarement utilisé dans les évangiles pour s'adresser à Jésus. Il n'y a en fait pratiquement que le(s) aveugle(s) de Jéricho qui le fasse(nt). Il est donc très vraisemblable que Matthieu, qui voulait son nombre de dix miracles, mais qui n'en avait plus en stock, s'est contenté de reprendre ses aveugles de Jéricho, et de les transposer ici, avec une histoire un peu différente. Et c'est sans doute encore le cas pour le muet que nous avons juste après. Pour lui non plus, nous n'avons pas de parallèle chez Marc et Luc. Mais Matthieu (12, 22-23) va nous décrire bientôt une guérison assez similaire, d'un "démoniaque muet". Ici, c'est cette association démoniaque/muet, qu'on ne trouve que dans ces deux récits de Matthieu et dans celui de Luc parallèle au second récit de Matthieu, qui incite à le penser.
Bref, Matthieu a fait un peu de remplissage pour arriver à son nombre symbolique de dix miracles, allusion inversée aux dix plaies d'Égypte. Mais il nous donne, à l'occasion de ces deux derniers, de petites notations qui composent une ambiance intéressante à noter. À propos du muet : la différence entre "les foules", qui sont plutôt ouvertes à ces manifestations de puissance, et "les pharisiens", qui se méfient et en contestent la légitimité. Il ne faut pas trop attacher d'importance à ce que ce soient précisément les 'pharisiens' qui soient mentionnés ici dans le rôle des forces obscures. Le rapport de l'évangile de Matthieu aux pharisiens est assez complexe, la communauté matthéenne en est globalement issue. Nous aurons vers la fin de l'évangile des paroles très dures à leur égard, mais à ce stade de l'histoire, les hostilités n'ont pas encore été déclarées, et nous ne devons les prendre pour l'instant que comme symbole de tous ceux qui concourront plus tard à la fin tragique de Jésus, à savoir principalement des sadducéens. Retenons donc surtout cette première touche par laquelle Matthieu commence à nous préparer à l'idée que Jésus rencontrera, bientôt et de plus en plus, une opposition à son ministère, laquelle aboutira finalement à sa mort.
Seconde petite notation, à propos des aveugles : la différence cette fois entre les souhaits de Jésus "que personne n'en ait connaissance !", et ce que font les bénéficiaires des guérisons qui "en parlent dans tout le pays". C'est un thème qui se trouve développé surtout chez Marc, au point qu'on lui a donné un nom : le secret messianique. Mais ce nom traduit, à mon avis, une mécompréhension des motivations réelles de Jésus. L'idée du secret messianique sous-entend que Jésus revendiquait d'être le Messie, ce que je ne crois pas avoir été le cas. Ceux qui le pensaient, ce sont les foules, et les disciples. Mais Jésus, d'une part n'avait pas pensé initialement qu'il le fut, et par la suite avait bien compris que l'image du Messie menait inéluctablement à une aventure politique dont il ne voulait pas. Je crois donc que Jésus ne s'est jamais pris pour le Messie, et que s'il demandait aux bénéficiaires des guérisons d'être discrets, c'était pour éviter purement et simplement qu'une telle idée se propage, pas de son vivant, mais pas plus après sa mort. On comprend alors que l'évangile de Matthieu, dont la thèse principale est que Jésus est le Messie, ait plutôt gommé ce thème du secret qu'on trouve chez Marc !