Billet original : Situation d'urgence
Alors Jésus dit à ses disciples : « Si quelqu'un veut venir derrière moi, qu'il se renie lui-même, porte sa croix et me suive ! Eh oui ! Qui voudra sauver sa vie la perdra ! Mais qui perdra sa vie à cause de moi la trouvera ! Eh oui ! En quoi est-ce utile à un homme s'il gagne le monde entier mais damne sa vie ? Ou que donnera un homme en échange de sa vie ?
« Car le fils de l'homme va venir dans la gloire de son père, avec ses anges. Alors il rendra à chacun selon ses agissements. Amen, je vous dis : il est certains de ceux qui se tiennent ici qui ne goûteront pas la mort avant d'avoir vu le fils de l'homme venir dans son royaume. »
Matthieu 16, 24-28
Le lien de causalité ("car", ou "en effet") qui introduit le second paragraphe peut nous surprendre. Il n'a en tout cas pas le même sens pour nous, aujourd'hui, que pour l'auteur, quand il l'a écrit, et pour ses auditeurs de l'époque. La communauté matthéenne vivait de fait dans la certitude, quoi que de plus en plus désespérée, que Jésus allait revenir prochainement. D'où cette affirmation que certains ne mourraient pas, ne mourraient jamais, puisque le retour de Jésus serait l'inauguration du Royaume, la fin des temps terrestres. Nous pouvons avoir de la peine à le croire, à nous en pénétrer. À part à certaines périodes, comme celle de l'an mille, ou dans certaines 'sectes', les chrétiens ne croient plus guère à une fin des temps collective, en tout cas n'y pensent pas trop comme pouvant survenir de leur vivant. Mais telle était bien la perspective des premières communautés chrétiennes, au moins celles dont nous parlent les évangiles de Marc et de Matthieu, c'est-à-dire vraisemblablement la plupart des communautés juives chrétiennes.
Il faut comprendre que, jusqu'à la mort de Jésus, les disciples étaient restés sur une idée du Royaume très politique et terrestre. La résurrection et la venue de l'Esprit n'ont pas changé beaucoup de choses de ce point de vue. Dans un premier temps, ils ont même pensé que ça y était, ils étaient dans le Royaume, et qu'ils ne mourraient pas. Bien sûr, ce ne sont pas tous leurs coreligionnaires qui y étaient, et c'est pourquoi ils se sont alors lancés dans une grande entreprise d'évangélisation, où ils ont reproduit ce que Jésus avait fait en Galilée : exorciser, guérir, prêcher. Telle était la foi des tous premiers chrétiens, telle qu'on la discerne dans la source Q, cet ensemble de traditions sur Jésus qui compose l'essentiel des matériaux communs à Matthieu et Luc seuls, mais aussi une bonne part de l'évangile de Marc. Ils étaient des prêcheurs itinérants, cherchant à faire entrer le plus de monde possible dans un Royaume qu'ils considéraient comme déjà commencé. Et, pour eux, Jésus n'était pas reparti au ciel, il était là, présent, avec eux. Et puis, c'était inévitable, il y a bien eu quelques chrétiens qui se sont mis à mourir... Et il a fallu qu'ils revoient leurs conceptions. Le Royaume n'était donc pas encore vraiment là ! C'est à cette époque qu'ils ont commencé de penser que, dans ce cas, Jésus non plus n'était pas complètement avec eux, qu'il était parti "dans le ciel", sans doute pour régler quelques détails (leur préparer la place, dira Jean), mais qu'il allait certainement revenir prochainement. C'est là la perspective de l'évangile de Matthieu. C'est aussi l'opinion de Paul, même si son continuateur, Luc, témoigne enfin d'une pensée où on ne se focalise plus sur ce retour, on ne reste plus dans ce qui était devenu, finalement, une sorte d'attente figée et stérile.
Alors, évidemment, nous pouvons aussi ne pas sentir au même point que les auditeurs de Matthieu comme il est urgent que nous nous convertissions ! Nous renier nous-mêmes, prendre notre croix, nous l'envisageons pour notre part comme un processus qui pourra s'étaler sur toute la durée de notre vie. Nous n'en concluons pas nécessairement pour autant que nous avons tout notre temps pour nous y mettre, mais nous ne l'envisageons pas non plus comme un choix radical et définitif, à faire le plus tôt possible, de peur que Jésus ne revienne avant que nous ne l'ayons effectué. On ne peut pas dire non plus qu'ils estimaient qu'une fois la conversion faite, c'était fini, plus rien à faire : après s'être renié et pris sa croix, il restait encore à suivre Jésus. Mais la notion de conversion faisait donc clairement référence pour eux à un événement ponctuel, dans le temps, par rapport auquel on pouvait dire qu'il y avait eu un 'avant' et qu'il y avait ensuite un 'après'. On trouve cette même notion chez Jean avec le thème de la seconde naissance, qui dit exactement la même chose, le même changement radical et irréversible.
Pour beaucoup, de nos jours, le christianisme ne va plus jusque là. Il est plus un appel à vivre selon une certaine morale, élevée bien sûr, et on envisage plutôt le changement radical pour après la mort. On pense qu'on va faire de son mieux de son vivant pour se dépouiller de soi, et que le reste, qui est en fait l'essentiel, ce qui ressort de notre égoïsme le plus profondément enraciné en nous, sera bien obligé de disparaître dans la mort, et on espère que, des mérites qu'on se serait accumulés par nos efforts durant notre vie, Dieu saura bien susciter en nous une nouvelle vie. J'ai bien peur, personnellement, que ceci ne soit qu'une tragique illusion, comparable à celle du bâtisseur qui construit sur le sable. La maison que nous croyons avoir ainsi au moins ébauchée sera emportée, si elle n'est fondée sur le seul roc qui puisse résister, celui que nous trouvons quand nous passons par une conversion complète, de tout notre être, jusqu'à sa racine. Ce qu'il adviendra alors de ceux qui n'ont pas trouvé le roc de leur vivant, je ne saurais trop le dire. Je suis confiant que notre Dieu laisse toujours un chemin ouvert pour tous et dans tous les cas, mais je ne peux m'empêcher de penser que ce sera quand même une terrible désillusion pour ceux-là.